Par Alain Boublil, ancien conseiller à l’Élysée pour les questions de transport. Il a assisté à l’inauguration en 1981.
Il y a quarante ans, exactement le 22 septembre 1981, François Mitterrand inaugurait la ligne à grande vitesse Paris-Lyon et prononçait au Creusot un discours décisif en faveur de la relance de la construction en France des infrastructures nécessaires à l’équipement du pays, ce qui a été le point de départ du développement exceptionnel de ce nouveau moyen de transport. Si cet anniversaire a fait l’objet d’une cérémonie en présence du Président de la République et d’une vaste couverture médiatique, bien peu a été dit sur le tournant majeur opéré dans la politique ferroviaire de la France à ce moment précis et qui est à l’origine du succès qui vient d’être célébré.
Dans les années Soixante, c’est le Japon avec sa puissance industrielle et ses innovations qui occupe le devant de la scène économique mondiale, tout comme la Chine aujourd’hui. Pour cela, il a su développer des produits nouveaux et compétitifs et a réalisé sur son territoire des projets ambitieux qui servent de vitrines. La plus spectaculaire d’entre elles est la ligne à grande vitesse qui relie les deux principales villes de l’archipel, Tokyo et Osaka, sur laquelle un modèle de train révolutionnaire, le Shinkansen, circule à grande vitesse. L’inauguration a eu lieu lors des Jeux Olympiques de Tokyo en 1964. Mais l’écartement des roues des wagons est plus grand que celui d’une rame normale, ce qui limite sa circulation à des lignes dédiées.
En France, la SNCF a suivi de près ce projet et ambitionne de se doter à son tour de liaisons qui permettront de réduire la durée des trajets. Deux solutions sont en concurrence. L’une est révolutionnaire, celle de l’ingénieur Bertin qui propose de construire des lignes au dessus du sol sur lesquelles circulera l’« aérotrain » comme on le surnomme déjà. L’autre est plus traditionnelle. On construirait des lignes spéciales qui permettraient la circulation à grande vitesse mais, à la différence du Japon, les rames pourraient ensuite rouler sur le réseau traditionnel, ce qui rendrait possible une plus large desserte du territoire. C’est cette solution qui est retenue durant la présidence de Georges Pompidou et les travaux démarrent dans les années 70. Mais ils sont arrêtés par le gouvernement Barre qui en 1977 bloque la réalisation du dernier tronçon de la ligne Paris-Lyon entre Combes-la-Ville et Saint-Florent et interdit toute étude sur de nouvelles liaisons.
Il faudra donc attendre l’inauguration du 22 septembre 1981 et l’annonce par François Mitterrand, après consultation des responsables de la SNCF, que l’Etat était favorable à la reprise des études portant sur de nouveaux projets de liaison en direction de l’ouest de la France, pour que le TGV prenne enfin son essor. En quarante ans, ce seront les lignes vers Le Mans puis Nantes, vers Tours puis Poitiers et enfin Bordeaux, puis vers le sud-est avec le contournement de Lyon et l’arrivée à Marseille, puis vers le Nord, Lille, Bruxelles, Amsterdam et Cologne, la connexion vers Londres avec le tunnel sous la Manche et enfin l’est vers Reims, Metz, Nancy et Strasbourg. A cela s’est ajoutée la naissance du concept de réseau, avec la création à Massy-Palaiseau d’une connexion entre différentes lignes. Le succès a été considérable et s’est compté par milliards de voyages. C’est ce qui a été célébré lors des cérémonies de commémoration.
Le TGV a aussi été la source d’une formidable création de richesse. Il a facilité l’implantation et le développement hors de la Région parisienne, d’activités économiques. Il a donc contribué de façon déterminante à l’aménagement du territoire. Il a aussi accru l’attractivité des métropoles régionales quand elles étaient desservies par le réseau et provoqué une hausse de la valeur des biens immobiliers. Il suffit de consulter les annonces. Quand un bien est situé à proximité d’une gare où passe le TGV, cela est indiqué comme un puissant argument de vente. On pourrait regretter que ces créations de richesse n’aient pas directement profité à la SNCF. Ce sont les détenteurs de ces biens et les entreprises qui en ont bénéficié. Mais l’Etat, par le biais de la fiscalité en a récupéré une bonne partie. Sa décision de reprendre une large part de la dette, 30 milliards, que la SNCF a contractée pour le financement de ses investissements dans le TGV est donc tout à fait justifiée.
Cela permettra à l’entreprise de poursuivre le développement de son réseau tout en consacrant de nouvelles ressources aux lignes secondaires qui n’avaient pas constitué par le passé une priorité. C’est le sens des annonces du Président de la République en faveur notamment des lignes Bordeaux-Toulouse et Marseille-Nice. Il s’inscrit ainsi dans la logique de son lointain prédécesseur et va dans le sens de la réduction des émissions de gaz à effet de serre puisque la production nationale de l’électricité qui alimente les trains, est, grâce au nucléaire, très peu émettrice de CO2. Il corrige aussi l’erreur commise en encourageant le transport par car. Non seulement ceux-ci polluent et peuvent provoquer des accidents mais en sélectionnant les destinations les plus rentables, ils pèsent sur les résultats de la SNCF.
Le succès est moins évident sur le plan industriel car Alstom n’a pas su en tirer tous les bénéfices, notamment en Chine. La modernisation qu’entreprend l’Empire du Milieu dans les années 80 s’accompagne de vastes programmes d’infrastructures. Les exemples japonais et surtout français inspirent ses dirigeants. Alstom y est alors présent puisque l’entreprise réalise les turbines qui équipent les premières centrales nucléaires du pays. Elle aurait pu proposer à ses homologues chinois un partenariat pour mettre à leur disposition son expérience, ce qui leur aurait fait gagner du temps et aurait été bénéfique pour tout le monde. Craignant, à tort, de se voir dépossédé de ses technologies, les dirigeants du groupe ont préféré continuer à faire cavalier seul. Les industriels chinois s’en sont passé et en trente ans ont construit et exploitent le premier réseau à grande vitesse au monde. Alstom a ainsi, à l’époque, raté le train et est resté sur le quai.
La réussite du TGV est riche d’enseignements. La première, c’est qu’une innovation, quelle qu’en soit la nature, ne rencontre de succès que si elle correspond à l’attente des clients. En matière de mobilité, on verra si la voiture électrique remplit ce critère. Pour l’instant c’est loin d’être le cas. La seconde, c’est que le marché ne peut pas tout. Aucune entreprise privée, soucieuse de rentabilité à court et même à moyen terme ne se serait lancé dans une telle aventure. La SNCF, avec le soutien initial de l’Etat, a pu lancer son projet. Le retrait de ce soutien en 1977 l’a provisoirement condamné à l’immobilité dont l’entreprise n’a pu sortir que par un revirement majeur du gouvernement. Le même scenario s’est reproduit il y a cinq ans quand les critiques contre le « tout-TGV » se sont largement répandues. Elles n’ont pas résisté longtemps face au succès spectaculaire qu’a connu la mise en service du dernier tronçon reliant Paris à Bordeaux. La troisième leçon, et de loin la plus importante, c’est que le progrès est toujours possible et que la croissance peut être parfaitement compatible avec l’amélioration de l’environnement et dans ce cas précis, avec la sécurité routière. Des millions de tonnes de CO2 sont ainsi économisées chaque année et en plus, on ne compte pas le nombre de vies qui ont été sauvées grâce à l’évolution des modes de déplacement rendue possible avec le TGV.
Alain Boublil