En mars 1988, François Mitterrand ouvrait le Salon de l’Étudiant à la Grande Halle de la Villette à Paris. Nous étions à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle et l’UNI – la droite universitaire – avait décidé de manifester contre le président-candidat.
Slogans hostiles, bousculades : le service d’ordre de l’UNEF-ID avait formé des chaînes de militants pour protéger cette importante visite. L’organisation des manifestations, je connaissais : en 1986, j’avais été mandaté par les étudiants en grève contre le projet Devaquet pour organiser la sécurité des défilés. Mais là, c’était autre chose. Nous subissions. Sous la pression de la foule et de l’agitation, les stands vacillaient. Malgré tout, François Mitterrand conservait un air très détendu. S’approchant de moi, il m’avait alors glissé un “cela pousse un peu jeune homme” ! Débordé au début, le service d’ordre de l’UNEF-ID s’était toutefois montré redoutable en seconde mi-temps. Comme président de l’association « Plus jamais ça – on s’en souviendra en 88 », j’avais été invité à la troisième mi-temps pour un déjeuner avec d’autres étudiants. Ce qui m’avait marqué au cours de cette matinée tumultueuse comme au cours du repas était le calme, la “force tranquille” de François Mitterrand, qui n’était pas qu’un slogan.
Cinq ans plus tard, à la rentrée universitaire 1993-1994, j’étais désormais président de l’UNEF-ID. Je rencontrai alors régulièrement Christian Nique, conseiller du Président pour l’éducation, et je lui avais fait part de mon désir d’être reçu par ce dernier. Le gouvernement d’Édouard Balladur projetait en effet de supprimer l’allocation logement social (la fameuse “ALS”) qui permettait à nombre d’étudiants de se loger pendant le temps de leurs études. Nous souhaitions évidemment jouer sur les contradictions au sein de la cohabitation et obtenir le soutien de la plus haute autorité de l’État contre ce projet qui nous semblait injuste. Devant le risque de voir se rééditer le mouvement de 1986, Balladur retira rapidement son projet. Malgré cela, l’entrevue au “Château” – comme nous avions coutume de dire – avait été maintenue. La rencontre fut toutefois très brève. Détail qui m’avait alors marqué : tout en discutant, le Président signait de nombreuses notes et un volumineux courrier, néanmoins, il s’était arrêté et montré particulièrement attentif lorsque je lui avais exposé les débats de nos courants et chapelles à l’intérieur de l’UNEF-ID. Rien de la vie politique ne lui était donc indifférent.
La troisième rencontre eut lieu, en quelque sorte, en “pleine lumière”. J’étais inscrit au calendrier officiel de ce mois de juin 1994. J’ai compris ce que cela signifiait lorsque j’ai vu la horde de journalistes qui m’attendait au dehors de l’Élysée avant et après mon entretien avec le Président. Cette fois-ci le gouvernement d’Édouard Balladur s’était enlisé dans l’affaire du “SMIC jeunes” ou CIP. Il s’agissait d’un nouveau faux-pas du Premier ministre qui cherchait à s’en sortir en organisant une improbable consultation nationale de la jeunesse. Directement à l’origine du mouvement de contestation contre le gouvernement – déclenché à la suite d’une entrevue avec Marc Blondel – nous recherchions une issue au conflit en négociant avec… Nicolas Sarkozy. Là encore, l’appui de l’Élysée pouvait être décisif et une entrevue avait alors été annoncée publiquement, quelques heures avant son déroulement. La surprise était de taille. Seul l’Élysée et le journaliste François Bazin – qui a plus tard raconté l’histoire secrète du CIP au Nouvel Observateur – avaient été mis au courant. La présence des nombreux journalistes s’expliquait donc facilement : j’étais alors un leader reconnu et courtisé qui allait être reçu par le Président de la République. Il s’agissait d’un nouvel accroc dans la cohabitation. Cette fois-ci, j’étais seul lors de notre entretien. Seul dans cet immense bureau, finalement très impressionnant. François Mitterrand ne signait pas son courrier. Il m’écoutait. Son intérêt pour les nouveaux gisements de solidarité qui commençaient à apparaître dans le monde étudiant – autour d’associations telle que l’AFEV – semblait le passionner. Surtout, il me fit part de son analyse du conflit. Il était certain que cette “consultation” balladurienne aurait un effet boomerang inattendu et que le gouvernement retirerait alors son projet. Il ne se trompait pas. C’est alors que sa secrétaire est entrée dans le bureau. D’un mot, elle a annoncé : « le Chancelier allemand est en ligne. » Je fis mine de partir, mais le Président, d’un geste, m’indiqua que je pouvais rester. Il décrocha alors son téléphone. “Allo Helmut…” ! J’assistais, médusé, à la conversation entre les deux hommes, entre les deux géants de la politique européenne. Je me demandais bien ce que je faisais là. Les échanges – via l’interprète – démontraient une réelle et forte complicité entre les deux hommes. Puis, après la brève conversation, le Président me raccompagna sur le pas de son bureau en me gratifiant d’un “bon courage”.