Annie Cohen-Solal, ancien conseiller culturel à New-York, auteur d’une biographie très remarquée de Jean-Paul Sartre, se souvient des voyages de François Mitterrand en Italie.
Si l’expression à la mode de « dictionnaire amoureux » a un ici sens, quels sont les lieux favoris de François Mitterrand en Italie ?
C’est d’abord Florence, puis Cortone, puis Venise, trois villes qu’il a découvertes successivement et en profondeur, à trois époques historiques, sans exclure bien entendu ni Rome ni Naples. Il découvre Florence après la deuxième guerre mondiale, dans les années cinquante grâce à Violet Trefusis, cet écrivain britannique qui avait beaucoup fréquenté, autour du groupe de Bloomsbury, des femmes artistes et bohèmes, liées par l’homosexualité et le dédain pour la condition des bourgeoises ordinaires. Violet Trefusis avait correspondu un temps avec Virginia Woolf ; elle a longtemps habité chez des amis, dans la villa « L’Ombrellino », sur la colline de Bellosguardo, qui surplombe les jardins Boboli, et d’où l’on peut avoir l’un des plus beaux points de vue sur la cité florentine. C’est d’ailleurs là qu’elle a fini ses jours.
La relation de François Mitterrand avec Cortone commence un peu après. La ville est jumelée en 1960 avec Château-Chinon dont il est maire depuis peu. Pourquoi cette ville, pourquoi cette date ? Il faisait allusion à une rencontre, avec un jeune homme, Spartaco Mennini, originaire de Cortone, qui lui a fait connaître sa ville natale – et avec lequel il est toujours resté lié.
Avec ces voyages en Italie, que recherche-t-il ?
François Mitterrand s’est sans cesse déplacé d’un lieu à l’autre, pour construire un autre univers, me semble-t-il. L’univers italien lui permet de se construire un autre espace, une autre identité, de trouver un espace de liberté, un espace de plaisir. En Italie, il circule dans plusieurs mondes à la fois: le monde politique, l’histoire, le monde de la création sous toutes ses formes, l’art de la conversation, l’art de la table. Ce sont des mondes entre lesquels les cloisons ne sont pas aussi étanches en Italie qu’en France. Et, en Italie, il les traverse avec une liberté que la France officielle refuse au ministre de la IVème, et plus encore au président de la République. C’est le même homme qui sème les escortes officielles, au point de disparaître, un masque sur la figure, dans les tourbillons du Carnaval de Venise. Lui, dont l’attachement à la culture française reste très littéraire, devient d’une érudition sans pareil sur la sculpture, sur l’architecture, sur la peinture italiennes.
Comment l’Italie est-elle à l’origine de votre rencontre avec François Mitterrand ?
Nous avons fait connaissance lors d’un déjeuner chez Thierry de Beaucé. Au cours de la conversation, j’ai mentionné Cortone, expliqué que j’y avais une maison, et tout d’un coup, le Président s’est animé, il a commencé à me poser des questions, il est devenu curieux, intense, précis. Un jour, au téléphone, alors que j’étais en Toscane, il m’a demandé à brûlepourpoint: « Où êtes-vous allée vous promener hier ? ». – « A Pienza, lui ai-je répondu » Et là, à ma stupéfaction, il est parti dans une de ces digressions qu’il adorait : « Ah, oui Pienza, la ville de Pie II, un homme fascinant, Eneas Silvio Piccolomini, de la grande famille des Piccolomini qui, avant d’être pape, avait écrit un recueil de poésie érotique, « La storia di due amantibus », puis il a été le bâtisseur de sa ville, devenait le premier un urbaniste de son temps… Et savez-vous où il est mort, Pie II ? » – « Non, Monsieur le Président, je n’en sais absolument rien… » – « Eh bien, il est mort à Ancône, en partant pour la Croisade, à Jérusalem ». Je sentais que ce n’était pas de sa part l’étalage d’un savoir, mais une passion à l’oeuvre, au point qu’il m’a même proposé de commencer un travail avec lui sur ce personnage multiple et complexe. La chose en est restée là, mais c’est vous dire combien, dans ce pays, son esprit et son imagination étaient en éveil, combien il était fasciné par 1’histoire italienne.
Comme cette biographie de Laurent de Médicis qu’un moment, il voulut faire…
C’était la même chose ! Sa mémoire était infaillible. Ainsi, il pouvait à distance situer chaque personnage sur la fresque du Voyage des Rois Mages de Benozzo Gozzoli, dans la chapelle Medici Riccardi à Florence… J’avais l’impression qu’il avait de tout temps vécu dans ce pays : il semblait circuler entre les Médicis, les Piccolomini, avec une aisance et une familiarité extrêmes.
Nous avons perdu le souvenir du premier voyage privé de Mitterrand en Italie. A coup sûr, c’est après la guerre, mais quant à établir la date exacte…
Le 17 août 1987, par exemple, entraîné par Nikki de Saint-Phalle, il est allé visiter le Jardin du Tarot, ce jardin de sculptures que Nikki avait réalisé avec Tinguely dans le parc de la propriété des Caracciolo dans la Toscane maritime, près de Garabiccio. Je l’avais retrouvé là par une journée de canicule. Sans aucun souci à l’esprit, il se promenait dans le Parc, avec Nikki qui lui avait prêté un de ses chapeaux de paille avec des fleurs, c’était très drôle. De plus, comme Nikki était tout sauf conventionnelle, elle portait des chaussettes de couleurs différentes et elle lui a fait découvrir sa chambre-grotte à l’intérieur d’une des sculptures du tarot. Au cours du thé, chez les Caracciolo, il a posé mille questions sur Naples, Napoléon Bonaparte, menant une conversation de haut vol sur l’histoire italienne, au cours de laquelle tout le monde et même les Italiens étaient captivés par l’érudition du Président.
Au retour, au cours de ce voyage qui a duré plus de deux heures, nous avons traversé la Toscane d’Ouest en Est, commentant les villes qui passaient, comme Spolète, comme Orvieto, rappelant ici les fresques de Signorelli, là la présence de Fra Angelico. Nous avons eu une conversation incroyable sur les villes italiennes, sur le raffinement des artisans toscans, ou sur d’autres particularités comme le « campanilismo » qui vient du fait que l’unité de l’Etat italien est arrivée très tardivement. Alors, cela donne mille petits pays, avec chacun sa langue, son humour, son orgueil ; nous avons rappelé les rivalités entre Sienne et Florence, mais aussi entre Pise et Livourne. Je me souviens aussi que je lui ai demandé : « Mais, en fait, votre amour de l’Italie, dans le quotidien, par quoi passe-t-il, et à quoi percevez-vous que vous êtes en Italie ? » Et il a eu cette réponse amusante : « C’est un certain ocre sur les murs » !
Qui l’accueillait à Cortone ?
Plusieurs personnes ont joué un rôle important: d’abord Spartaco Mennini, qui a été l’initiateur du jumelage, et puis tous les anciens maires, comme Ivo Veltroni, Tito Barbini, Italo Monacchini, Emmanuele Racchini, ou même le patron du restaurant « Il Cacciatore » que Mitterrand invitait régulièrement à l’Elysée, mais il y en avait tant d’autres ! Il y avait bien sûr Maria Emanuela Vesci, une notaire romaine, très belle et très cultivée, qui a été assesseur à la culture et maire-adjointe de Cortone de 1972 à 1982, qui parle un français magnifique, et que Mitterrand aimait beaucoup. Il a également rencontré les descendants d’une des grandes familles de la ville, la famille Passerini, dont un ancêtre, Silvio Passerini fut le précepteur de Laurent de Medicis. En 1987, François Mitterrand a logé dans la villa Passerini à Pergo, près de Cortone.
Au cours d’une conversation matinale, le comte Passerini, qui était plutôt de droite, avait dit à Mitterrand tout le mal qu’il pensait de Garibaldi, et une discussion animée, très amusante, s’est alors engagée.
Cortone est une ville étrusque, avec ses strates d’histoire marquées dans la pierre; son hôtel de ville date du XIIème siècle et la ville a connu des heures très intéressantes à plusieurs périodes bien précises : à la fin du Moyen Age ; au XVIIIème siècle avec l’Académie Etrusque ; puis au XXème siècle, avec un groupe d’intellectuels anti-fascistes qui se réunissaient dans la villa d’Umberto Morra, « Il Conte Morra », comme on dit en Italie. Parmi ses amis, il y avait Alberto Moravia, qui, dans la Villa Morra, a écrit son premier roman « Les Indifférents » en 1927. J’ai demandé à Mitterrand s’il connaissait « Le Celle », un monastère franciscain troglodyte, à deux kilomètres de la ville où François d’Assise séjourna en 1240. Il n’y était jamais allé, mais m’a dit sa passion pour ce saint, que ses parents lui avaient choisi comme saint patron, parmi la douzaine de François qui existent dans le calendrier. Il est possible que la famille de Mitterrand ait choisi ce saint pour ses vertus de simplicité, d’humilité, de rejet des gens d’église installés. Je n’oublie pas qu’un oncle de Mitterrand, que, je crois, il n’a pas connu, fut un compagnon de Marc Sangnier, lors de la fondation du Sillon. De cette communauté monastique, nous avons hérité de la première partition musicale, le « Laudario di Cortone », une pièce splendide, dont la partition se trouve dans la Bibliothèque municipale de la ville. Vous voyez, il y a de très nombreux liens de tous ordres avec Cortone. Et je crois que ce jumelage a permis à Mitterrand de conjuguer ses intérêts pour l’histoire, l’art, la politique de cette région qui fut bien, un temps, le centre du monde. Il adorait se promener dans les rues austères de Cortone, toutes construites en pierre locale, la « pietra serena », il entrait dans un magasin et s’achetait un Borsalino, ou s’installait au bar « La Posta » dont la patronne, Mireille est française et prenait un verre avec les anciens maires en sacrifiant au rituel local : les hommes, assis, regardent et commentent tandis que les femmes marchent devant eux. On appelle cela « fare la passeggiata ». D’ailleurs, à Cortone, Mitterrand est considéré comme un enfant du pays ; on lui a dédié la promenade sous les tilleuls qui débute à la Piazza Garibaldi et domine le Val di Chiana, avec une vue magnifique sur le lac Trasimène.
Mais Cortone a également été le lieu de tractations politiques, de rencontres officieuses. Par exemple, lors d’un de ses séjours à Cortone, en 1979, Italo Monacchini, le président de la province et membre du PCI, a voulu organiser une rencontre avec Enrico Berlinguer qui caressait l’espoir de faire adhérer son parti à l’internationale socialiste, au grand dam des socialistes italiens, Craxi en tête. Craxi ne voulait pas que le déjeuner ait lieu. La réaction de Mitterrand fut symptomatique. « Je fais ce que je veux ».