L’Institut. Quel souvenir gardez-vous de Pierre Bérégovoy comme Secrétaire Général de l’Elysée ?
Michel Charasse. Avant tout autre parmi son équipe, c’est Pierre Bérégovoy que François Mitterrand a choisi comme Secrétaire Général de l’Elysée. Il y avait naturellement une petite compétition entre deux ou trois individualités, mais le Président a tranché : il a demandé à Pierre Bérégovoy, qui était depuis le 11 mai 1981 à l’antenne Solférino, de se préparer pour cette fonction. Pierre Bérégovoy a donc réglé une partie importante des formalités de la passation des pouvoirs avec le Secrétaire Général de l’Elysée du Président Giscard d’Estaing, M. Philippe Vahl.
Pierre Bérégovoy avait sans doute rêvé d’accéder à une fonction aussi importante et prestigieuse mais sûrement sans trop y croire. Et là, brutalement, voilà l’ancien ouvrier, l’ancien résistant, le militant syndicaliste, l’ancien PSU, propulsé au sommet du pouvoir. Il était ravi, comme sur un petit nuage mais il a dû atterrir très vite : situation monétaire et premières décisions à prendre sur le plan national et international obligent.
Quel souvenir gardez-vous de la période pendant laquelle Pierre Bérégovoy était Ministre de l’Economie et des Finances et vous-même Ministre du Budget ?
Un très bon souvenir car nous avons travaillé absolument en phase. Nous formions un bloc au sein du Gouvernement et, en même temps, nous étions très indépendants l’un de l’autre. Nos conceptions, bien que parfois opposées, ont abouti finalement au résultat que recherchaient l’un et l’autre. Pierre Bérégovoy était très allant sur tout ce qui allait dans le sens de l’Europe et n’avait aucun état d’âme face au libéralisme qui commençait malheureusement à tout envahir. Le jour de ma nomination auprès de lui, il était fier de m’annoncer qu’il allait proposer au Président d’anticiper de 6 mois l’unification du marché de l’épargne qui aboutissait tout de même à quelques beaux allègements pour les plus riches. Je n’étais pas très gai de devoir assumer cela à peine arrivé. Mais sa volonté d’aller le plus loin pour construire l’Europe en cédant de plus en plus au libéralisme a fait que nous nous sommes retrouvés sur les principes de gestion budgétaire que je défendais. J’avais promis à François Mitterrand de ramener le déficit budgétaire « au point d’équilibre » (quand le déficit n’accroît plus la dette) au plus tard en 1993, donc de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour contenir les charges publiques et utiliser toutes les marges fiscales pour assainir nos comptes publics. En bon Auvergnat, je déteste les gaspillages, le laxisme, le coulage, le mépris de l’argent du contribuable, la dépense pour la dépense. François Mitterrand avait écrit aux Français qu’il refusait d’augmenter les impôts. J’ai donc pu conduire une politique budgétaire sérieuse, avec le soutien de Pierre Bérégovoy qui m’a appuyé face à une majorité souvent sceptique. Quand j’ai quitté Bercy en Octobre 1992, le déficit budgétaire était tombé à 93 milliards de francs contre plus de 130 à notre arrivée. J’avais dû résister à beaucoup de pressions mais Pierre Bérégovoy a fait face avec moi. Mais paradoxalement, après mon départ, il a lâché la bride, persuadé que la gauche gagnerait les élections grâce à une distribution généreuse juste avant le scrutin. Grave erreur ! Il faut être naïf pour imaginer que l’arrosage entraîne automatiquement la sympathie à l’égard de la majorité sortante : les bénéficiaires des cadeaux trouvent toujours que c’est trop tard et pas assez, et ceux qui n’ont rien râlent parce qu’ils n’ont rien. Conclusion, il vaut mieux éviter de distribuer surtout quand il n’y a rien à distribuer. Au début du mois de janvier 1993, Pierre Bérégovoy a lâché un gros paquet de milliards aux entreprises pour leur rembourser sur le champ le décalage d’un mois de la TVA, ce qui a contribué avec la récession qui est venue derrière, à faire remonter le déficit budgétaire 1993 aux alentours de 140 milliards de francs. Et cela sans effet électoral : car cet énorme chèque n’a pas donné envie aux chefs d’entreprises de faire basculer le vote en faveur de la gauche et ils ne sont d’ailleurs pas assez nombreux pour cela.
Vous avez été un de ceux qui vous êtes exprimés avec force contre la campagne de calomnies dont Pierre Bérégovoy fut victime avant son suicide ? Quinze ans après les faits, quels sentiments vous inspirent ces évènements ?
Les mêmes sentiments que sur le moment : les juges — mais peut-on appeler ainsi certains petits justiciers de chefs-lieux de canton — et les journalistes — mais peut-on appeler liberté de la presse ce qui ressemble plus à du commerce de bas étage — ont été ignobles et l’ont poussé au suicide sans avoir le moindre élément à charge. Pierre Bérégovoy était trop naïf et trop gentil pour traiter ces salauds comme ils le méritent. Il l’a payé.
Voilà ce qui arrive quand le mensonge soutenu par les médias chasse la vérité et manipule le peuple. La mort tragique de Pierre Bérégovoy est la marque de l’échec de la République et de l’autorité de l’Etat.