Ci-après vous trouverez la préface de Stéphane Deplus du livre de Gilles Cauture, Un jour en Charente. Le mousquetaire et le Président.
Palais de l’Élysée, vendredi 13 janvier 1995. François Mitterrand parle, clairement, posément, imposant naturellement son rythme.
– Sécurité rapprochée, cela veut dire que l’on doit être en contact permanent avec ceux qui en ont la charge… J’ai trouvé là des hommes, des jeunes gens, d’une disponibilité entière qui étaient toujours à proximité, qui exerçaient une très forte vigilance, et j’ai trouvé qu’ils remplissaient leur rôle comme il fallait le faire.
Les services de l’Élysée avaient planté le décor dans le salon Pompadour, qui en avait vu d’autres… Pour les besoins de l’image et les contraintes techniques du tournage, deux sièges avaient été placés en position surélevée sur une estrade installée au centre de la pièce.
Je fais donc face au Président de la République et je l’écoute, attentif, mais dans un état presque second, fasciné probablement, impressionné sûrement. Je me concentre sur ce bref entretien accordé de bonne grâce par le Chef de l’État à l’approche du terme de son deuxième septennat, rendant ainsi hommage à ses mousquetaires.
En cette fin d’après-midi, François Mitterrand est pourtant fatigué. La maladie l’affaiblissait, même si le pouvoir le renforçait. Il était arrivé avec ce retard habituel bien connu de son entourage et de ses interlocuteurs. Deux ou trois heures ce soir-là.
Je poursuis. L’omniprésence des hommes de sa sécurité au quotidien, et particulièrement dans la vie privée, ne devenait-elle pas une pesanteur ?
– Non, d’abord les hommes qui sont chargés de cela sont très discrets, ensuite, je l’oublie. Dans les premiers temps, peut-être trouvais-je cela un peu pesant, aujourd’hui, je n’y fait même plus attention. Et je fais confiance à ceux qui sont là, ils ont assez de discrétion naturelle.
Pour avoir suivi un certain nombre de déplacements présidentiels, et filmé leurs entraînements, j’avais pu constater l’efficacité discrète mais redoutable des hommes du GSPR, des hommes d’action, agissant avec précision, rigueur et discrétion. Une présence constante et rassurante… et d’une grande retenue.
Ce bref entretien doit conclure le documentaire que je réalise et dont François Mitterrand n’est que le sujet indirect. Mais l’homme m’intrigue, et ces instants restent pour moi exceptionnels. Ce n’était pourtant pas là une vraie rencontre, juste un entretien, un jeu de questions-réponses, préparé par avance, pas même un vrai dialogue…
Je n’ai pas découvert l’homme Mitterrand ce jour-là, mais bien plus tard, à travers d’autres… Parce qu’une vraie rencontre fait partie des moments rares, des moments de grâce.
Quel type de relation entretenait-il avec ces hommes ?
– Ça fait déjà quatorze ans que j’ai parfois les mêmes qui forment les groupes de sécurité, il se crée forcément des liens de sympathie, et parfois même de cordialité ou d’amitié.
Pour les avoir régulièrement accompagnés, je savais la valeur qu’ils donnaient, et pas uniquement par nécessité opérationnelle, à la camaraderie et à l’amitié, ce lien des familles qu’on se choisit.
– Il fallait là des hommes prêts à tous les risques, suffisamment libres dans leur vie privée pour être disponibles à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit, pour répondre aux exigences de mon emploi du temps qui sont elles-mêmes tout à fait désordonnées car elles dépendent soit de mes visiteurs français, soit de visiteurs étrangers quand il s’agit de voyages au loin… Les hommes qui sont là, à tout moment quittent leur foyer, quittent leurs amis, et c’est un métier très dur. Je dois dire que j’ai vécu leur vie, pendant toutes ces années, comme vous venez de le rappeler, et je garderai très longtemps le souvenir d’hommes comme il en faut, dans l’État et la République.
On retrouvait chez ces hommes des qualités constantes, qui ont fait les grandes heures des unités spéciales de la Gendarmerie. Ils ont ouvert la voie pendant environ un quart de siècle.
Aujourd’hui multipliées et donc banalisées autant par effet de modes que par nécessité, ces unités abritaient des hommes qui développaient souvent d’autres qualités que celle d’être d’élite… Des qualités humaines, simplement, qui permettaient de vraies rencontres.
Pour clore l’entretien, François Mitterrand avait-il un message à leur transmettre ? Il prend un imperceptible temps de réflexion pour formuler une réponse toute en retenue.
– … Et je leur exprimerai simplement un peu plus tard ma gratitude, et ma sympathie.
Je ressentais le lien si particulier qui reliait ces hommes au Président, une relation presque filiale pour certains, mais je ne la comprenais pas forcément, j’en étais juste le témoin… S’il en était besoin, j’en eus la confirmation le jour où je leur montrai, pour la première fois, le film. Ils découvrirent à cette occasion l’interview du Chef de l’État. Je perçus alors comme jamais, dans les regards qui se fixèrent avec une infime brillance d’émotion, cet échange intérieur du lien vécu, solide, inconditionnel et permanent. La simple vue de François Mitterrand s’adressant à eux les touchait au plus haut point.
Cette marque de reconnaissance de la part du Président valait, à leurs yeux, bien des gratifications.
Ce sont eux qui, peu à peu, m’ont permis d’entrevoir, ne serait-ce qu’un peu, ce que pouvait être la personnalité de François Mitterrand qui m’évoquait, de façon très imagée, ces meubles de style ancien à multiples tiroirs dont certains, secrets, ne s’ouvrent qu’en fonction d’un mécanisme simple et complexe à la fois. Leurs contenus parfois s’entrecroisent, ou demeurent indéchiffrables, indéfinissables, mais chacun est une exploration, une aventure, une part de vie dont la découverte semble pouvoir se poursuivre indéfiniment.
Trois mois plus tard, François Mitterrand sera l’invité d’un spécial « Bouillon de Culture».
À la fin de l’émission, enregistrée le 4 avril 1995, Bernard Pivot soumettra son petit questionnaire habituel au Chef de l’État, invité à évoquer le bruit ou le son qu’il préférait.
– … Le bruit du vent… à Jarnac c’était des prairies de peupliers… et la musique du vent dans les peupliers, vous savez, c’est quelque chose !
C’est sur ce même ton qu’avait eu lieu une vraie rencontre entre le Président et l’un de ses mousquetaires, un jour, en Charente.
Après s’être parfois côtoyés durant des années, un jour, en quelque endroit, un concours de circonstances crée un cadre propice à une vraie rencontre, de celles qui permettent d’entrouvrir les portes de nos fragilités. Les liens qui se tissent alors entre elles portent nos forces de vie, comme une voie qui se libèrerait pour que monte la sève de l’arbre.
Il a ensuite fallu que le temps passe, pour évoquer le passé et lever un voile sur la croisée des vies et des intimités. L’idée fit son chemin, et, avec le recul, écrire ce récit devint pour Gilles Cauture un besoin, puis une évidence… que devait confirmer l’assentiment de ses pairs, ses camarades mousquetaires, et particulièrement Michel, leur chef depuis bientôt six ans à cette époque.
Dès la première lecture du texte de Gilles Cauture, j’ai été touché par l’ambiance paisible de son récit et l’harmonie qui s’en dégageait. J’y ai retrouvé l’esprit que j’avais pu ressentir chez ces hommes, et leur relation si forte avec le Chef de l’État.
Aller à l’essentiel, le plus simplement du monde, avec humilité, c’est probablement ce vers quoi nous tendons tous, comme l’avait exprimé jadis un autre homme de pouvoir, l’empereur et philosophe Marc-Aurèle, dans le livre IV de ses Pensées, « Ce petit instant de la vie, le traverser en se conformant à la nature, partir de bonne humeur, comme tombe une olive mûre, qui bénit celle qui l’a portée et rend grâce à l’arbre qui l’a fait pousser. »
Un jour en Charente est le récit d’une rencontre authentique, simple et hors du commun… de celles qui se forgent parfois au gré des échanges et des circonstances, porteuses d’instants de grâce d’un temps suspendu, des moments intenses, souvent éphémères, parfois sublimes ou sublimés, toujours inoubliables… Même si l’importance donnée par l’un et l’autre des protagonistes ne peut, ce jour-là, être la même… encore que… je me plaise à penser que François Mitterrand, qui était riche d’une fabuleuse mémoire, s’était souvenu de cette journée et de cette rencontre avec un de ses mousquetaires…