Les deux septennats de François Mitterrand ont été marqués par des rendez-vous décisifs pour l’avenir de l’Europe et l’agriculture française. Cette période est celle du basculement définitif du paysan vers le producteur agricole, certes avec des rythmes et des intensités variables selon les productions ou les régions.
Cette transition était inéluctable dès lors que la France voulait maintenir sa place prépondérante, économique et politique, dans l’Europe agricole et la construction européenne. Il fallait rebattre les cartes pour sauvegarder une politique intégrée, encore la seule en 1981, cohérente et acceptable par la majorité des pays membres et des principaux partenaires internationaux, et dont la France tirait les plus forts bénéfices, au moins du point de vue budgétaire. Cette transition assumée avec courage par François Mitterrand était d’autant plus difficile pour lui, c’est du moins mon sentiment, que lui-même avait une affection particulière, et une connaissance intime, pour les paysans, notamment ceux de la Saintonge, producteurs de cognac, ou ceux du Morvan, éleveurs traditionnels ou forestiers, ainsi que le rappelle Henri Nallet dans son entretien. La France de François Mitterrand était celle des terroirs ruraux et urbains, liens charnels entre l’homme, son territoire, sa production et sa culture. Cela permet de comprendre, en particulier, ses relations chaleureuses avec Raymond Lacombe, président de la FNSEA, malgré leurs divergences, notamment au cours de toute la période de négociations sur la réforme de la politique agricole commune (PAC) de 1990 à 1992.
Mais, au regard de l’évolution récente de la Politique européenne, fallait-il sans doute passer par cette phase douloureuse pour que l’Europe retrouve aujourd’hui ses territoires, qui allient le plus souvent culture, tradition et dynamisme.
À l’arrivée de François Mitterrand à la Présidence, les difficultés de fonctionnement de l’Europe agricole sont déjà là, et depuis plusieurs années :
– une surproduction dans de nombreux secteurs, céréales, viande bovine, lait, productions fortement soutenues par la PAC, ou dans la viticulture du Sud- Ouest, déjà en raison d’un décalage quantitatif et qualitatif entre production et consommation ;
– un budget agricole européen en croissance exponentielle, qui empêche toute initiative forte d’intégration politique et économique dans d’autres secteurs ;
– la perspective de négociations âpres dans le cadre du GATT ; en effet, les États-Unis entendent bien maintenir leur avantage pour exiger que soit mise sur la table du prochain « round » la question des aides agricoles européennes aux exportations, avantage obtenu en partie à cause de l’attitude des gouvernements français précédents, alternant du blocage absolu au laisser-faire ;
– et surtout, une divergence profonde sur la place de l’agriculture entre les trois grands pays européens, Allemagne, France et Grande-Bretagne, et donc sur les solutions à apporter aux dysfonctionnements de la PAC ou sur le positionnement communautaire au GATT.
Dans ce contexte diplomatique délicat, de nombreux paysans français connaissent des situations économiques et sociales graves, liées à la crise économique née du premier choc pétrolier, et qui réduit les perspectives de départ de nombreux jeunes agriculteurs vers des activités secondaires ou tertiaires, et du même coup contribue à la surproduction dans quelques secteurs de production
Aux plans politique et syndical, l’état des lieux est également complexe.
Le Parti socialiste a élaboré un programme agricole très détaillé, considéré parfois trop interventionniste et centralisateur, et trop « agricolo-agricole », mais des réserves de même nature pourraient s’appliquer à d’autres domaines. Ce projet agricole socialiste fut inspiré fortement par la pensée des leaders syndicaux du Grand Ouest, tels que Bernard Thareau, issus de la jeunesse agricole chrétienne (JAC), et prônait de manière très prospective » une agriculture plus autonome et plus économe » et une meilleure répartition des aides européennes. Si ces idées sont aujourd’hui partagées par la quasi-totalité des responsables politiques et professionnels, cela était loin d’être acquis au début des années 80, où elles étaient même combattues par le syndicalisme majoritaire. Il faudra attendre plus de dix ans pour que l’expression de « maîtrise des productions » apparaisse à un congrès de la FNSEA. En outre, ce programme agricole socialiste est apparu rapidement décalé par rapport aux contraintes communautaires ; l’essentiel de la politique agricole se passait déjà à Bruxelles.
Nous avions par ailleurs un syndicalisme agricole encore très monolithique et largement acquis aux partis de droite et du centre ; les exemples sont nombreux de responsables syndicaux que l’on retrouve également porteurs de mandats politiques.
La gauche paysanne, minoritaire, est divisée entre ceux, plutôt à l’Ouest, qui sont tentés par une scission et la construction de nouvelles structures syndicales, et les autres, plutôt au Sud, qui pensent pouvoir influencer les organisations de l’intérieur. Les premiers seront à l’origine, après de nombreux revirements, de ce qu’est aujourd’hui la Confédération paysanne. Ces différences d’approche vont être source de conflits au sein même du Parti socialiste, et ainsi amoindrir la capacité de soutien des paysans progressistes à l’action des gouvernements de gauche nommés par François Mitterrand. D’autant que, dès la nomination d’Édith Cresson rue de Varenne, la droite syndicale et politique se mobilisera et lancera des attaques violentes contre le gouvernement, parfois dans des formes à la limite de l’acceptable dans une démocratie.
En dépit de ce contexte très hostile, qui restera la toile de fond du paysage agricole au cours des deux septennats, les choix politiques importants et décisifs pour l’avenir de l’agriculture française seront toujours assumés par les gouvernements de gauche.
À de nombreuses occasions, il a fallu un courage politique sans faille pour faire face à une démagogie s’appuyant sur une argumentation rapidement démontée par les faits.
Parmi l’ensemble de ces décisions agricoles à fort impact européen, citons trois exemples : l’acceptation des quotas laitiers en 1984, l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à l’Union européenne en 1986, la réforme globale de la PAC en 1992.
À ces trois occasions, François Mitterrand n’a pas sacrifié la construction européenne aux intérêts corporatistes à court terme et a accepté, en s’appuyant sur l’axe franco-allemand, des négociations qui ont permis d’aboutir avec nos partenaires européens à des compromis qui s’avéreront bénéfiques pour la majorité de nos agriculteurs.
Mais il aura fallu maintenir le cap, malgré les agitations syndicales et politiques : contre les quotas laitiers, contre l’adhésion de l’Espagne et du Portugal, contre la réforme globale de la PAC.
À chaque fois, le même scénario :
– le syndicalisme majoritaire, relayé par les partis de droite, organise des manifestations souvent violentes sur tout le territoire pour obliger le gouvernement à retarder les échéances. Il sème le trouble, y compris dans les rangs de la majorité, où certains s’interrogent s’il est judicieux de « prendre de tels risques politiques pour un électorat qui [nous] est largement défavorable » ;
– le président de la République demande au gouvernement de poursuivre les négociations avec l’appui du gouvernement jusqu’à un compromis acceptable ; • et puis, quelques années, voire quelques mois plus tard, ceux-là même qui furent à la tête de l’agitation ou l’accompagnèrent, sans n’avoir jamais proposé la moindre solution alternative, devien- nent les défenseurs et les gardiens du temple des décisions prises. Combien de convertis aux quotas laitiers, de néophytes de l’élargissement européen et de nouveaux adeptes de la réforme de 1992 ?
Une présentation des conditions du déroulement de la dernière grande décision que François Mitterrand eut à prendre en matière agricole illustre parfaitement ce scénario.
À la fin de 1990, en pleine crise du Moyen-Orient après l’invasion du Koweït par l’Irak, après l’échec des négociations du GATT sur la question des subventions agricoles, le commissaire européen chargé de l’agriculture, Mac Sharry, présente un projet de réforme globale. Ce document propose une solution globale consistant, pour l’essentiel, en une baisse significative des prix de soutien européens compensée par un système d’aides en partie déconnectées de la production. Il suscite une grande émotion chez les agriculteurs de la plupart des pays membres.
La France marque son opposition de principe, particulièrement en raison de la conjonction des calendriers du GATT et de la réforme de la PAC, qui donne à penser que l’agriculture européenne doit se soumettre aux exigences américaines. Dans ces conditions, il sera très difficile de faire admettre la moindre évolution au monde paysan.
Pourtant, très rapidement, François Mitterrand est convaincu que la proposition de Mac Sharry est une opportunité à saisir pour régler durablement les incessants problèmes de surproduction, de dérapages budgétaires et de risque d’isolement de la France, et pour s’attaquer au caractère inégalitaire des subventions européennes et à leur opacité. Même si, jusqu’à la fin du règlement de cette question, il gardera un doute, le Président décide que la France doit reprendre l’initiative pour peser sur le résultat final de la réforme de la PAC et du GATT, malgré la réticence du gouvernement, qui craint des risques de déstabilisation intérieure.
Pour cela, il faut s’appuyer sur la relation franco-allemande, et il demande à ses collaborateurs dès le début de 1991, de travailler avec ceux du chancelier Helmut Kohl pour élaborer les bases d’un accord apte à modifier les propositions de la Commission de Bruxelles et à améliorer le mandat de négociation des émissaires européens, accord qui prendrait mieux en compte les contraintes de nos deux pays.
Le compromis était difficile car nous retrouvions nos divergences anciennes sur la question agricole, d’un côté l’Allemagne qui voulait un compromis rapide au GATT favorable à ses exportations industrielles extracommunautaires en contrepartie d’un abandon des volontés exportatrices de l’Europe sur les marchés agricoles ; de l’autre côté la France, qui voulait ne pas sacrifier sa capacité d’exportation de produits agricoles et notamment de céréales, et maintenir son retour budgétaire des aides agricoles européennes.
Ainsi l’Allemagne souhaitait pousser avant tout un accord au GATT alors que la France voulait d’abord, aboutir à une réforme de la PAC.
Après de nombreuses séances de travail à Bonn et à Paris, un compromis fut trouvé et entériné, de fait, par les responsables des organisations syndicales majoritaires. Le gouvernement français adopta la réforme de la PAC en mai 1992, l’Allemagne ayant accepté l’ordre du calendrier : la PAC avant le GATT. Les manifestations reprirent de plus belle au printemps et à l’été 1992.
En 1999 puis en 2004, la France signait deux réformes qui approfondissaient le système adopté en 1992…