Jean-François Mary : Vous avez été le premier directeur de cabinet de François Mitterrand à l’Elysée et, comme tel, vous avez participé de près au premier train de réformes sur l’audiovisuel. Quels premiers souvenirs en tirez-vous ?
André Rousselet : L’élection de François Mitterrand en 1981 a suscité beaucoup d’espoirs. Le nouveau Président de la République venait avant son élection de faire l’objet d’une instruction judiciaire et d’avoir été convoqué chez un juge, pour avoir parlé sur l’antenne de Radio Riposte. La première grande loi de son septennat est d’autoriser les radios libres en novembre 1981. Nous sortions de 23 ans de ténèbres, d’un modèle de l’audiovisuel auquel Alain Peyrefitte a laissé son nom. Nous surgissions du néant. Il fallait tout faire en même temps. Cette responsabilité confinait à l’acrobatie. Nous étions sans filet. Dans les chaînes de télévision et de radio, où la tutelle du pouvoir giscardien finissant s’était fait particulièrement sentir, certaines personnalités ont démissionné spontanément. D’autres ont dû y être incitées. On savait que les patrons de l’audiovisuel ne pouvaient pas rester. C’était ainsi. Cela relevait de l’évidence, plus que de la décision du gouvernement. Là comme ailleurs, il fallait prendre trente décisions par jour dans des secteurs où nous ne connaissions pas les hommes. Comment faire le partage entre ceux qui avaient été maltraités pour leurs idées, et ceux qui n’étaient tout simplement pas bons ? C’est pour cela que la création de la Haute Autorité était justifiée par la nécessité de créer une distance, un écran entre la télévision et le pouvoir politique, et que j’ai pesé, pour qu’une grande professionnelle, Michèle Cotta, soit mise à la tête de cette institution. Dès lors que des pressions s’exerçaient de la part d’éléments de la nouvelle majorité, il fallait qu’une institution républicaine, composée à la façon du Conseil Constitutionnel, soit là pour y parer. Au moment du congrès socialiste de Valence à la rentrée de 1981, je faisais partie de la délégation qui accompagnait François Mitterrand à Mexico et à Cancun. L’écho des clameurs de ce congrès qui réclamait que les têtes tombent dans l’audiovisuel et ailleurs, a renforcé le Président de la République dans l’idée de donner à une instance de régulation la mission de protéger cette liberté.
J-F. M. : Revenons un moment à la question des radios libres. Comment avec le recul du temps appréciez-vous le débat à propos de la publicité sur les radios libres et ce que l’on a appelé à l’époque « l’affaire NRJ » ?
André Rousselet : Au point de départ, l’on doit se souvenir que n’étaient autorisées d’émission que les stations périphériques, Europe 1, RTL, RMC et Sud Radio. En quelques mois, plus de 850 autorisations ont été délivrées. On ne peut imaginer aujourd’hui l’ampleur du déferlement qui a eu lieu sur les ondes, comme on ne mesure pas la vivacité des affrontements idéologiques à propos de cette question de la publicité à la radio. François Mitterrand comme Pierre Mauroy voulaient équilibrer les forces en présence, préserver les chances de ces nouvelles radios. Ils n’étaient donc pas favorables à la publicité. Et puis on s’est aperçu que le pluralisme avait besoin de la publicité, faute de quoi les stations allaient dépérir. Vingt après, ces évidences ont fini par s’imposer, je n’oublie pas que la bataille fut rude et je me réjouis du nombre de radios associatives ou thématiques sur la bande FM.
J-F. M. : Et « l’affaire NRJ » ?
André Rousselet : Cette radio a poussé la permissivité au-delà de ce qui était convenable. Il n’était pas normal que la puissance de ses émetteurs gêne la liberté d’émission des autres radios. La Haute Autorité était fondée à réagir. Cela dit, on aurait tort de réduire le succès de NRJ à cette désinvolture, comme l’a montré le succès de la manifestation que les responsables de NRJ ont organisée à l’hiver 1984 face aux menaces de sanctions de la Haute Autorité. Mettre plus de 100 000 jeunes dans la rue pour une radio qui n’était pas menacée, cela ne s’était jamais vu. Jean-Paul Baudecroux a su d’entrée de jeu inventer, comme nul autre, un nouveau concept radiophonique, fondé sur un empirisme permanent et sur des relations étroites avec les auditeurs, dont le comportement était suivi en permanence par une batterie de sondages.
J-F. M. : Il est temps d’en venir à Canal Plus.
André Rousselet : Quand je suis arrivé à la tête d’Havas en août 1982, une équipe s’est mise au travail à partir de l’expérience de chaînes de cinéma nées au début des années 1970 dans l’Ouest américain. L’idée de départ était très simple : François Mitterrand s’était rapidement converti à l’idée d’augmenter le nombre de chaînes de télévision en France, ce qui signifiait la fin d’un monopole qui avait déjà disparu pour la radio. Il existait un réseau hertzien partiellement disponible, celui qui avait été utilisé par la 1ère chaîne pour ses programmes en noir et blanc, et que l’armée et les cibistes grignotaient au fil du temps. Pour installer une nouvelle chaîne sur ce canal partiellement vacant, les contraintes économiques étaient lourdes : le gisement publicitaire ne suffisait pas pour le financement d’une quatrième chaîne, sans que ne soit menacée la presse, et singulièrement la presse régionale. Il ne fallait pas penser à une augmentation de la redevance. Les projets de chaîne éducative et culturelle avaient l’énorme défaut à l’époque de peser sur les finances publiques. Restait donc la télévision à péage, qui était plutôt alors considérée à gauche comme une télévision pour les riches. Personne n’a inventé Canal Plus, sauf ceux qui ont mis des obstacles à l’ambition de cette chaîne. Léonard de Vinci a eu cette formule : « Toute contrainte m’est grâce », dans laquelle je me reconnais volontiers ( en toute humilité !).
J-F. M. : Quels étaient ces obstacles qui se dressaient devant vous ?
André Rousselet : Canal Plus s’est fait en creux. D’abord, les investisseurs ne se bousculaient pas pour investir dans l’audiovisuel privé, comme maintenant. La présence du groupe Havas, alors nationalisé, dans le capital de Canal Plus était indispensable. C’était un cadeau empoisonné ; dans les premiers temps qui furent difficiles, nous avons eu droit à des attaques en règle de parlementaires qui dénonçaient la gabegie des fonds publics. Notre idée était de montrer du sport et du cinéma que le public ne pourrait voir ailleurs. Le choix du cinéma comme produit d’appel nous obligeait à mener une négociation serrée avec les professionnels du cinéma, qui voyait d’un très mauvais oeil la diffusion de films moins de deux ans après la sortie en salles. Le cinéma vivait alors majoritairement de ce type de recettes. Donc, comment donner des films récents à la télévision sans vider les salles ? C’est de ce dilemme que vient l’idée d’un financement de la production de films par Canal Plus, supplémentaire par rapport aux recettes de l’exploitation en salles. De la même manière, comment multiplier la retransmission de match de football sans vider les stades, et sans payer trop cher les droits de retransmission ? Comment fabriquer des décodeurs fiables et bon marché à temps pour le jour J. ? Les premières expériences de télévision à péage aux États-Unis avaient succombé face au piratage .
J-F. M. : Lorsque démarrent les programmes de la chaîne, bien peu ont parié sur vos chances de réussite. Qu’en pensait François Mitterrand lui-même ?
André Rousselet : François Mitterrand voulait apporter de la diversité à l’offre audiovisuelle. Il était séduit par l’idée d’une chaîne de plus. Était-il convaincu du succès de l’entreprise ? Je n’en sais rien. Quand je lui présentai les premiers résultats positifs de l’entreprise en juin 1985, il m’avait rétorqué : « tout le monde me dit le contraire ! ». Au moment du lancement de nouvelles chaînes privées par le gouvernement, le risque pour notre existence avait été sérieux. Finalement, François Mitterrand a témoigné de son attachement à ce projet. Quand il fut question que le canal hertzien attribué à Canal Plus soit réaffecté à une nouvelle chaîne, il m’arrivait de dire à mes collaborateurs qui s’inquiétaient de ce qu’allait être sa décision : « François Mitterrand n’est pas le chef comptable de Canal Plus. Il a en charge l’ensemble du système ». En définitive, il a pensé que devait être laissé à cette chaîne le temps de faire ses preuves et il a donc décidé malgré les pressions de poursuivre l’expérience.
J-F. M. : Quand avez-vous compris que l’expérience était gagnée ?
André Rousselet : En juin 1985, alors que l’offensive de nos détracteurs battait son plein, et que l’arrivée de nouvelles chaînes privées gratuites était quasi certaine, le taux d’abonnement a décollé de manière exponentielle. Au moment du lancement de ces nouvelles chaînes, le taux de renouvellement des abonnés de Canal Plus est apparu très élevé. Ce fut la première marque de confiance du public.
J-F. M. : À quels facteurs attribuez-vous ces premiers succès ?
André Rousselet : Je dirai d’abord : nous le devons à la créativité de Canal Plus, au talent de programmation de Pierre Lescure et de ses collaborateurs. Au risque de perdre des abonnés, nous avons accepté d’ouvrir des plages horaires en clair, pour désarmer les critiques d’une partie de la gauche contre cette télévision payante. Là se sont installées des émissions comme « Objectif nul » ou les « Guignols de l’Info ». Les téléspectateurs ont aimé ce ton nouveau, cette manière personnelle et impertinente de parler de l’actualité, qui, encore aujourd’hui, résiste à l’usure du temps. Ces tranches horaires constituèrent, par l’attrait que ces émissions suscitèrent auprès d’un large public, une rampe de lancement pour la partie cryptée de notre chaîne ; le public qui est venu en masse, ne venait pas des plus riches, mais bien de ce monde d’employés, de cadres moyens, d’ouvriers, qui voulaient s’ouvrir aux loisirs. Ceux-là ont compris que l’abonnement à Canal Plus dont nos adversaires jugeaient le prix bien trop élevé, était pour eux le moyen d’accéder plusieurs fois par semaine, grâce aux soirées de cinéma par exemple, à des divertissements de qualité qui leur étaient jusque là interdits. Ce sont eux qui sont à l’origine du succès de Canal Plus.