Q – Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Pierre Bérégovoy ?
A.B. – Pour la campagne de 1974, François Mitterrand avait ressenti le besoin de renouveler la réflexion économique du Parti socialiste. Celle-ci était jusque-là essentiellement marquée par les milieux issus de la SFIO, avec un corpus d’idées qui venait du plus profond de l’histoire de cette organisation, de ses débats et de ses expériences.
A partir de 1973, un certain nombre d’universitaires et de hauts fonctionnaires, des économistes mais aussi des hommes et des femmes ayant une expérience du terrain, avaient été réunis, à la demande de François Mitterrand autour de Jacques Attali pour réfléchir au contenu du programme du futur candidat dans la perspective de l’élection de 1976. Mais le calendrier s’est accéléré et c’est à partir de cette période que nous avons vu s’affirmer la personnalité de Pierre Bérégovoy.
Son profil était très différent de celui des experts qui se rencontraient dans les commissions du Parti.
Ce n’était pas un leader médiatisé ni un grand élu, pas davantage un théoricien de l’économie. Mais c’était un homme d’écoute, de réflexion et de synthèse, avec une solide expérience du monde du travail autant que de l’entreprise. N’ayant pas de responsabilité d’élu local, il était aussi très disponible.
Q – A cette époque, il était Secrétaire national aux relations avec les syndicats…
A.B. – Il avait un passé syndical qui l’avait profondément imprégné et une expérience sans cesse actualisée du monde du travail. C’était pour lui un atout certain.
A partir de cette période François Mitterrand lui confie des responsabilités de plus en plus importantes. Il a remarqué ses qualités de négociateur, d’homme de synthèse, qualités indispensables pour faire travailler ensemble tous les intellectuels et experts que le parti avait réuni. La montée en influence de Pierre Bérégovoy dans le dispositif de François Mitterrand est manifeste à partir de la victoire aux élections municipales de 1977.
Ce raz-de-marée fait espérer que la victoire est également possible lors des élections législatives de l’année suivante. Dès lors, il ne s’agit plus de se préparer seulement à une bataille électorale, mais à gouverner.
La première étape, dans cette perspective, passe par l’actualisation du Programme commun. François Mitterrand confie à Pierre Bérégovoy la mission de la négocier avec le Parti communiste. Par tactique ou ressentiment ordinaire, les communistes se livrent alors à une surenchère inacceptable sur les nationalisations qui contraint François Mitterrand à leur marquer avec fermeté son désaccord. Le Programme commun devient caduc.
Q – Le résultat des législatives de 1978, en dépit d’une augmentation notable du nombre de ses élus, provoque un certain trouble dans les rangs socialistes. Quelle est alors la réaction de Pierre Bérégovoy ?
A.B. – Nous assistons effectivement à une crise du leadership au sein du parti. La configuration de la majorité est remise en question. L’homme autour duquel, pour soutenir François Mitterrand, s’organise la préparation du congrès de Metz et de la synthèse qui en sera l’issue, c’est Pierre Bérégovoy. Il est plus que jamais l’homme de confiance.
Il y a, sur un versant les « sabras » avec, au premier rang, Lionel Jospin, Pierre Joxe, Paul Quilès et Laurent Fabius, des élus, qui portent la parole sur le terrain. Sur l’autre versant du dispositif, Pierre Bérégovoy bataille pour que François Mitterrand gagne ce congrès et puisse ensuite être candidat à l’élection présidentielle. Il est une des chevilles ouvrières de la préparation de ce congrès difficile, puis de la synthèse avec les amis de Jean-Pierre Chevènement.
Q – Un parti qui a manifesté ses divisions, un « allié » qui cherche toutes les occasions de nuire, le paysage n’est pas des plus sereins…
A.B. – Il est vrai que la donne n’est pas des plus favorables. Puisqu’il n’y a plus de Programme commun, il est indispensable de rédiger un programme socialiste. François Mitterrand confie cette tâche à Pierre Bérégovoy face à Jean-Pierre Chevènement. Ce sera le Projet socialiste.
Quelques mois passent. François Mitterrand ne dit rien de ses intentions quant à sa candidature à l’élection présidentielle. L’hypothèque « Rocard » n’est pas levée et les sondages, à l’automne quatre-vingt, donnent la victoire de Valéry Giscard d’Estaing pour acquise, avec 55% des suffrages.
Q – A quel moment François Mitterrand annonce-t-il sa décision ?
A.B. – Il avait déjà laissé entendre à ses plus proches qu’il serait candidat. Il leur rappelait qu’il n’avait pas écrit un livre, « Ici et maintenant », pour se détourner d’une façon pusillanime de son projet, de ce qui avait été un combat de vingt-cinq années.
Au début de l’automne, il demande à Pierre Bérégovoy de prendre ce livre et le Projet socialiste pour en extraire une centaine de propositions qui seront celles du candidat. Tout ceci fait que, quand commence la campagne, celui-ci se trouve dans une position pivot dans l’équipe qui se met en place. C’est lui qui contrôle tout ce qui sort de cette équipe pour la presse, par exemple, et bien sûr tout ce qui alimente le candidat.
Q – Dans ce fourmillement, la presse ne semble pas lui prêter une attention particulière…
A.B. – L’exceptionnelle personnalité du candidat capte tous les regards. Les journalistes ne s’attardent pas sur ce qui ne lui paraît n’être que de simple intendance. Mais, dès le lendemain des élections, elle découvre un Pierre Bérégovoy plus important qu’elle ne l’avait supposé puisqu’il est désigné à la tête de l’antenne présidentielle. Elle découvre alors son poids réel dans le dispositif.
Il sort de l’ombre pour un jouer un rôle fort dans un contexte difficile et une situation inédite sous la Vème République : un président fraîchement élu et un président encore en exercice.
La passe économique est des plus périlleuse. Pierre Bérégovoy est alors l’homme des contacts discrets et indispensables pour préserver le périmètre du nouveau Président qui ne peut pas encore agir et qui se fait une règle absolue de ne rien commenter.
Il est par exemple chargé des contacts avec Jacques Wahl, Secrétaire général de la Présidence, pour préparer la passation de pouvoirs. Et il lui succédera, accédant à un des postes parmi les plus prestigieux de la République.
Q – Que peut-on dire de la manière dont il a exercé cette fonction ?
A.B. – Indépendamment du rôle politique important qu’il y a joué, son impact sur le fonctionnement a été des plus marquants.
C’est lui qui a conçu la méthode de travail de l’Elysée, méthode qui se perpétuera pendant les quatorze années suivantes. Il l’a fait en tenant compte des vues de François Mitterrand et de ce qu’il avait appris de son prédécesseur.
Les règles fixées tenaient en quelques lignes. Tout d’abord, il n’y avait pas de cabinet, mais seulement des collaborateurs auxquels il était interdit de s’exposer publiquement; il n’y aurait que très peu de réunions; les notes brèves rédigées par les collaborateurs devaient transiter systématiquement par le Secrétaire général adjoint avant d’arriver sur son bureau pour transmission éventuelle à François Mitterrand. Et celui-ci les annote et elles reprennent le chemin inverse jusqu’au conseiller.
Le Président s’alimente bien sûr à d’autres sources, auprès de personnalités de la « société civile », auprès d’intellectuels notamment. Mais la « méthode Bérégovoy » lui permet de couvrir, en toute sécurité, un champs d’observation très large qui lui inspire ses décisions.
Q – Son influence ne diminue-t-elle pas quand il quitte l’Elysée pour prendre la tête du ministère des Affaires sociales ?
A.B. – Non. Après avoir veillé scrupuleusement pour que soient mises en pratique les mesures sociales du programme du candidat, Pierre Bérégovoy est de ceux qui seront à l’origine du virage de 1982, tel qu’il est annoncé dans la conférence de presse du 9 juin : « après l’étape de plaine, vient l’étape de montagne… » où le Président annonce que désormais ce qui doit soutenir la croissance, ce n’est plus la consommation, mais l’investissement et où il fixe à 3% le niveau maximum du déficit budgétaire.
C’est la première fois que ce chiffre apparaît. Pierre Bérégovoy avait mesuré le poids de l’héritage giscardien, il était conscient qu’il nous fallait nous adapter aux évolutions brutales du contexte économique international (montée du dollar, doublement de la facture pétrolière, par exemple).
Ce basculement était pour lui indispensable, ne serait-ce que pour sauvegarder les mesures de justice sociale qui venaient d’être prises. C’est aussi dans cette période que sa réflexion le conduit à la conviction que ce n’est pas à l’Etat de « tout faire », que son rôle est celui d’un arbitre et d’un régulateur. Et il jouera un rôle capital dans le rétablissement des comptes de la Sécurité sociale.
Q – Comment caractériser son action au ministère de l’Economie et des Finances ?
A.B. – Il est sans doute le responsable politique qui en a bouleversé le plus profondément les orientations et les fonctions.
Il réforme le mode de fixation des prix ou sur le financement des entreprises en sortant progressivement des mécanismes bureaucratiques comme l’ordonnance de 1945 ou l’encadrement du crédit, pour ne citer que deux exemples. Et c’est sous son impulsion que Paris devient une place financière du premier rang, poursuivant en cela l’action de Jacques Delors qui avait créé le second marché et fait voter la Loi Bancaire.