Madame la Préfète, Monsieur le Consul,
Mesdames, Messieurs,
Dans le temps qui m’est réservé, je voudrais répondre à une question. Pourquoi le geste Mitterrand-Kohl a connu la notoriété que l’on sait ?
Et d’abord, sommes-nous certains de cette notoriété ? La réponse est simple : « oui ». Médias, livres d’histoire, manuels scolaires, et bien d’autres supports – y compris des pin’s – illustrent régulièrement la réconciliation franco-allemande par la photo du Chancelier allemand et de Président français, main dans la main, à Verdun le 22 septembre 1984 en fin d’après-midi. Cette photographie est devenue symbolique. Chacun la connaît, y compris à l’étranger1.
Ce geste – accompli à l’occasion d’une rencontre très protocolaire, laquelle était inscrite dans un temps et un espace bien précis – a donc acquis une dimension plus large, dépassant l’instant dans lequel il se réalisait. Or, cela n’allait pas de soi. On notera en effet qu’avant même ces cérémonies, les critiques n’étaient pas absentes. Ainsi, Henri de Kergorlay, journaliste au Figaro, rappelait que « les cérémonies [… de Verdun] apparaissent à beaucoup comme superflues. » Ce type de cérémonie avait déjà eu lieu, il n’était pas nécessaire d’y revenir et, finalement, écrivait le journaliste, le Chancelier allemand se prêtait de bonne grâce à une « improvisation du Président de la République. »
Comment donc sommes-nous passés d’une cérémonie officielle à un objet de mémoire symbolique ?
Déroulement de la journée
Une première réponse serait de se pencher sur la journée elle-même et d’en relever les particularités. Que s’est-il passé ce samedi 22 septembre 1984 ?
La commémoration a commencé en début d’après-midi. Le Président et le Chancelier atterrissent à bord de leurs deux avions respectifs, dans cet ordre, sur la base aérienne de Metz Frescaty où ils sont accueillis par les autorités militaires et civiles conviées à la cérémonie. Là, les deux chefs d’état et de gouvernement se retrouvent ainsi que leurs deux délégations. Ils passent les troupes en revue ; les deux hymnes sont joués.
Puis, les deux leaders montent à bord de l’hélicoptère présidentiel pour se rendre à Consenvoye, sur la Meuse, à 70 kilomètres de là. Dans ce cimetière militaire allemand, le Président et le Chancelier circulent entre les croix noires et se recueillent, seuls au premier plan, devant la dalle commémorative. Deux couronnes sont déposées en mémoire « des Allemands morts durant les guerres ». Les deux hymnes sont joués – français puis allemand. Le Chancelier fait ensuite visiter le cimetière au Président en lui décrivant certaines tombes. Sans doute cette déambulation fut-elle l’occasion pour le Chancelier de rappeler les circonstances dans lesquelles son père, Hans Kohl, reçu ses galons de Lieutenant devant Verdun. Finalement, l’un et l’autre signent le livre d’or du cimetière et retournent vers l’hélicoptère présidentiel : direction Douaumont où les deux hommes arrivent vers 17h30.
Là, après avoir été accueillis officiellement, ils parcourent la nécropole à pied et déposent deux couronnes au pied du mât central, à la mémoire des Français morts durant les guerres. Les hymnes sont joués une nouvelle fois.
De là, les deux hommes gagnent le vaste ossuaire – qui abrite indistinctement les centaines de milliers d’ossements retrouvés, de soldats allemands ou français, souvent non identifiables, récupérés après la guerre dans la quarantaine de secteurs des combats de Verdun – et ils visitent le long cloître de 137 mètres ainsi que la petite chapelle.
C’est en sortant de l’ossuaire que le Chancelier et le Président se dirigent au pied des marches qui mènent à l’édifice où a été disposé un catafalque – dont le cercueil est vide bien entendu – recouvert des deux drapeaux français et allemand.
Les honneurs sont alors rendus aux morts conjointement par des soldats français et allemands. Puis les deux hymnes sont joués, dans l’ordre : l’allemand et le français. C’est à la fin de l’hymne allemand, quelques secondes à peine avant que ne retentissent les notes de la Marseillaise, que l’on voit le Président français se tourner discrètement vers son voisin et lui adresser quelques mots. Les deux hommes se rapprochent légèrement et se tiennent les mains droite et gauche2 pendant toute la durée de l’hymne français. L’instant, solennel, est diffusé en direct à la télévision.
Dès les hymnes achevés, François Mitterrand et Helmut Kohl vont à la rencontre des autorités et des participants qui attendaient derrière eux. Ils saluent cette la foule et s’arrêtent pour discuter avec des anciens combattants français et allemands, réunis à cette l’occasion : des combattants des deux guerres mondiales. Puis, les deux hommes se dirigent vers une petite butte à droite de l’ossuaire où ils plantent un arbre en compagnie du Secrétaire général de l’office franco-allemand de la jeunesse, M. Groscolas, l’un des organisateurs de la cérémonie. Ceci sous une pluie battante.
Quittant alors Douaumont, le Président et le Chancelier vont visiter le Mémorial à quelques kilomètres de là.
Ils reprennent alors l’hélicoptère vers Metz où chacun reprend son avion.
Voilà, présenté de la façon la plus factuelle possible, le déroulement de cette journée de commémoration et les conditions dans lesquelles la rencontre Mitterrand-Kohl est intervenue. On se rend bien compte qu’à elles seules, ces dernières n’expliquent pas le retentissement ultérieur de ce geste. En réalité, pour le comprendre, il faut se situer dans une analyse du contexte bien au-delà de cette seule journée. Ce contexte est au moins triple : mondial, européen, national.
Le monde de la guerre froide
Le grand public ne sait plus, aujourd’hui, ce qu’était la guerre froide. Ce conflit qui, en Europe de l’Ouest, n’en fut pas un, n’a laissé en France aucune tranchée, aucune stèle. Certes, en République fédérale d’Allemagne, la mémoire de la guerre froide se présente différemment. Mais là aussi, le souvenir de ce que fut la division de l’Europe et la réalité des régimes communistes s’estompe, à l’image de cette Ostalgie d’une certaine jeunesse célébrant quelques aspects positifs de la dictature d’Erich Honecker…
Ce rapide effacement de ce que fut la guerre froide – qu’atteste la nette diminution de l’utilisation de ce terme dans la littérature francophone depuis le pic de 1993 – conduit souvent à en ignorer les logiques et le poids dans les affaires du monde. Or, en 1984, tous les spécialistes décrivent le système des relations internationales d’abord comme un « monde bipolaire » – pour reprendre les expressions de Raymond Aron ou de Fernand Braudel. Le terme de « mondialisation » n’occupe pas encore tous les esprits – il n’est alors question que d’internationalisation ; le tiers-mondisme avec ses problèmes de développement – et non d’émergence – reste, le plus souvent, analysé comme un sous-produit du monde bipolaire. De facto, les logiques de la guerre froide – respect des alliances, renforcement de défense des blocs – s’imposent aux décideurs.
Or, Français et Allemands n’ont pas toujours eu – pour des raisons historiques évidentes, ne serait-ce qu’à cause de la division allemande ou de la place respective de chacun dans l’Alliance Atlantique – les mêmes positions dans le jeu complexe entre Moscou et Washington. Ceci a pu conduire les deux pays, malgré le rapprochement patiemment construit depuis le début des années cinquante, à prendre des positions différentes sur la scène internationale ; des divergences sont relevées dans les médias de l’époque.
Toutefois, l’année 1984 se présente de ce point de vue de la meilleure façon possible.
Les autorités françaises et allemandes se sont en effet soutenues durant toute l’année 1983 dans l’affaire dites des Euromissiles, l’intervention de François Mitterrand au Bundestag en janvier 1983 ayant marqué le soutien de Paris au Chancelier, jusqu’au vote du Bundestag en novembre. Sur ce sujet, le rapprochement a été évident et les commentateurs n’ont pas manqué de le souligner.
Certes, à la fin de l’été 1984, la controverse sur l’Initiative de défense stratégique du Président Reagan – c’est-à-dire le déploiement par les Américains d’un bouclier anti-missile dont une partie aurait été « sous-traitée » à leurs alliés Européens – est déjà en discussion. Et l’on sait que François Mitterrand et Helmut Kohl n’auront pas les mêmes positions à l’égard de ce dossier. Le premier refusera de se joindre à cette initiative alors que le second se montrera plus intéressé. Néanmoins, en septembre 1984, nous n’en sommes encore qu’au début de cette controverse. Lorsqu’ils se voient, les deux chefs d’État et de gouvernement échangent leurs impressions, coordonnent leurs diplomaties à l’égard des deux grandes puissances, cherchant à faire prévaloir une sorte d’intérêt européen dans le face à face entre les deux blocs.
Le projet européen
La gestion de la guerre froide est bien entendu inséparable des affaires européennes et en particulier de celles touchant à la Communauté économique européenne. Là encore, l’année 1984 peut être considérée comme un moment propice au rapprochement entre Paris et Bonn.
Rappelons que depuis 1979, c’est-à-dire depuis l’entrée en fonction de Margaret Thatcher au 10 Downing Street, le gouvernement britannique envenime et finalement paralyse les débats communautaires en réclamant à chaque occasion une diminution de sa contribution au budget européen. Il n’y a pas lieu, dans cette contribution, de revenir sur cette question – bien connue des spécialistes de l’histoire communautaire –, aussi nous nous bornerons à rappeler que, de fil en aiguille, le problème budgétaire britannique rejaillit sur l’ensemble des dossiers en instance à Bruxelles : réformes de la politique agricole commune, recherche et développement, élargissement à l’Espagne et au Portugal, etc. Depuis 1980, une sorte de langueur s’est emparée des Dix qui ne parviennent plus à décider de rien.
Or, l’année 1984 marque justement un revirement dans cette situation. Lors du Conseil européen de Fontainebleau, en juin 1984, sous présidence française, un accord durable est trouvé avec Londres sur sa contribution ce qui a pour effet de débloquer les discussions politiques. Cet accord intervenu à Dix n’aurait pas été possible sans un accord franco-allemand étroit. C’est en constatant la résolution de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, entraînant avec eux leurs sept autres partenaires, que Margaret Thatcher a accepté le compromis qui lui était proposé.
Cet accord, presqu’automatiquement, va débloquer une demi-douzaine de dossiers et surtout, ouvrir la voie de la phase de négociation communautaire des années 1984 à 1985, laquelle s’achève par la signature de l’Acte unique européen en février 1986, prélude au traité de Maastricht. Ainsi, non seulement les deux diplomaties donnent des signes de bonne entente au niveau européen, mais ceux-ci se traduisent en réalisations concrètes ; la parole rejoignant les actes.
Ce résultat n’est évidemment pas la réussite d’un jour. De facto, depuis l’été 1983, les entourages de l’Élysée et de la Chancellerie travaillent étroitement sur ces questions communautaires. Au moment où les deux hommes se rencontrent à Verdun en septembre 1984, ils ont des projets précis à faire aboutir en ce domaine.
Paris-Bonn, Bonn-Paris
Le troisième élément de contexte sur lequel il faut insister est bien entendu celui des relations bilatérales et des situations intérieures prévalant pour les deux hommes.
La bonne entente relative sur les questions Est-Ouest, d’une part, et sur la coopération communautaire, d’autre part, a évidemment créé un rapprochement politique entre François Mitterrand et Helmut Kohl ; les deux hommes voulant créer une coopération irréversible entre les deux pays. Paris et Bonn ont ainsi annoncé, dans le courant de cette année 1984, la réalisation d’un hélicoptère de combat en commun, leur volonté commune de contribuer au projet Ariane V, la nécessité de relancer l’Europe de la défense – à la veille du 22 septembre se sont d’ailleurs déroulées des manœuvres militaires franco-allemandes – et plus largement l’approche d’une Europe politique, l’ouverture des frontières entre les deux pays, etc.
Bien entendu, il reste certains dossiers délicats entre les deux gouvernements. Paris voudrait que la RFA s’engage plus avant sur le projet de train à grande vitesse européen ou sur celui de satellite d’observation. Bonn voudrait approfondir les discussions avec les Français sur l’armement nucléaire, sur la pollution automobile, etc. Mais, indépendamment de ces divergences, force est de constater que les deux pays cherchent ensemble la voie d’un accord. Un mois après la rencontre de Verdun, le 44e sommet franco-allemand de Bad-Kreuznach démontrera que l’on ne cache pas les difficultés mais qu’elles ne nuisent pas à la bonne entente entre les délégations.
Il faut dire que le Président français comme le Chancelier allemand éprouvent sans doute la nécessité de se donner une image de leader sur la scène internationale, image dont ils peuvent espérer qu’elle frappera leurs opinions publiques.
François Mitterrand vient en effet de changer de Premier ministre. Son gouvernement est désormais dirigé par Laurent Fabius, avec un programme résolument tourné vers la modernisation des entreprises françaises, dans un contexte européen assumé. Il s’agit pour le Président d’une nouvelle phase de son septennat qui doit le mener à l’élection législative de 1986. Le gouvernement a, à cet égard, besoin d’améliorer la situation économique du pays et compte sur une certaine solidarité allemande notamment au niveau des investissements. Il faut rappeler qu’à l’été 1984, le Président est au plus bas dans les sondages, sa cote de popularité oscillant entre 30 et 35% d’opinions favorables (selon BVA). Sur la scène internationale, François Mitterrand cherche à renforcer sa stature présidentielle : voyage aux États-Unis (mars 1984), en Union soviétique (juin), en Jordanie (juillet), commémorations du 6 juin 1984, voyage à Londres (octobre) et, bien entendu, rapprochement franco-allemand. Rappelons que le Président français s’est, de longue date, intéressé à la « question allemande » et plus largement aux problèmes de mémoire et de réconciliation.
Du côté allemand, la situation intérieure est différente mais pousse elle aussi à une bonne entente franco-allemande. En premier lieu, la situation économique allemande – inflation, déficits publics, taux d’intérêt – paraît excellente même si un certain ralentissement de la croissance s’annonce. Tout en maintenant une certaine rigueur budgétaire, les autorités allemandes cherchent donc au travers du projet européen à dynamiser leur économie. Sur le plan politique, Helmut Kohl, qui a gagné les élections fédérales de mars 1983, un an et demi plus tôt, a dû se concentrer sur la gestion de l’affaire des Euromissiles tout en amorçant certaines réformes. De ce fait, le Chancelier se trouve contesté, y compris du fait d’une affaire politico-financière – l’affaire Flick – qui atteint alors la CDU et le chancelier lui-même. L’année 1984 est précisément le moment qu’il choisit pour renforcer sa stature d’homme d’État, dans la lignée d’Adenauer. Il veut marquer son autorité de gestes forts : il visite Israël en janvier 1984 et y prononce un important discours ; il visite un cimetière américain puis un cimetière allemand avec le Président Reagan fin 1984 et début 1985 ; en plus de Verdun, il marque à plusieurs reprises son attachement à la réconciliation franco-allemande. Ainsi, il a souhaité que le 44e sommet franco-allemand un mois après Verdun se tienne à Bad-Kreuznach, où Adenauer et de Gaulle s’étaient rencontrés en RFA pour la première fois. À cette occasion, il remet à la France un drapeau enlevé en 1794 pendant les guerres de la Révolution. Bref, le Chancelier accomplit alors des gestes forts en lien avec le passé.
Ainsi, aussi bien sur la scène intérieure qu’européenne et mondiale, le contexte est très favorable au rapprochement entre les deux leaders politiques. Autrement dit, aucun nuage sérieux ne vient assombrir le geste de Verdun. Si bien que le symbole formé à cette occasion se trouve confirmé par une réalité politique, en renforçant ainsi l’authenticité et la portée du rapprochement.
« Les symboles au rendez-vous »
Toutefois, cette seule correspondance entre symbole et la réalité d’un contexte politique ne peut expliquer complètement la réception du geste. Il a fallu qu’il s’inscrive dans une certaine scénographie.
Sur ce point, il y aurait énormément à écrire tant les symboles suscitent l’imagination. Dans le cadre de ce travail, nous nous limiterons à quelques remarques quant à la communication officielle et aux commentaires des médias. Ce dernier point est important puisque FR3 et Antenne 2 diffusèrent à l’époque en direct les moments forts de cette cérémonie.
Il ne fait aucun doute que les cérémonies de Verdun sont conçues – du côté français comme du côté allemand – dans un but très clair : trouver une solution au problème de l’absence d’Helmut Kohl lors des commémorations du débarquement de juin 1984. En effet, le 6 juin 1984, Ronald Reagan, la reine d’Angleterre, François Mitterrand et cinq autres chefs d’état et de gouvernements (Luxembourg, Canada, Pays-Bas, Norvège, Belges) s’étaient retrouvés sur les plages normandes pour une grande cérémonie commémorative du 40e anniversaire de l’événement. Mais tout ceci s’était déroulé en l’absence du Chancelier. Il faut rappeler qu’à cette date, la présence allemande dans ce type de cérémonie continuait de susciter des polémiques comme ce sera encore le cas lors du défilé de soldats allemands sur les Champs-Élysées, pour le 14 juillet 1994, dans le cadre de l’Eurocorps. Quoi qu’il en soit, cette absence pouvait paraître d’autant plus étrange que, le lendemain même de cette cérémonie, s’ouvrait le Sommet économique de Londres (G7) où les mêmes, à peu de chose près, se retrouvaient cette fois-ci côte à côte avec le Chancelier.
La diplomatie française – François Mitterrand et son entourage – s’était préoccupée de ce problème en amont. La possibilité d’un geste commun, le lendemain 7 juin, à l’occasion de la visite d’un cimetière et d’une promenade des deux hommes, seuls, sur l’une des plages du débarquement, avait été envisagée. Cette proposition ne fut pas retenue, le Président de la République choisissant plutôt d’envoyer, le 6 juin, un message d’amitié au Président allemand mais aussi au président italien, dans lequel il évoque « une guerre insensée », la « communauté de destin » réalisée depuis et « l’œuvre » européenne.
Toutefois, bien qu’écartée pour les cérémonies de juin, la question d’un geste fort entre les deux pays se trouvait posée. Elle fut abordée entre Français et Allemands – et directement entre Helmut Kohl et François Mitterrand – à l’occasion du Sommet franco-allemand de Rambouillet, les 28-29 mai. Lors de la conférence de presse qui suivit cette rencontre – en plus de l’annonce d’un accord sur les questions communautaires, d’une part, et de projets de coopération technologique, d’autre part –, le Chancelier et le Président évoquent le problème des cérémonies du 6 juin. « C’est dire – précise François Mitterrand – à quel point la célébration du 40ème anniversaire du débarquement en France a été traitée dans un esprit de retenue et de délicatesse par la République Fédérale Allemande. » Et celui-ci d’annoncer : « Monsieur le Chancelier de la République Fédérale Allemande et moi-même sommes convenus que nous nous retrouverons pour célébrer nos morts en un lieu qui marque l’histoire. Fin septembre, nous nous inclinerons devant des tombes allemandes et devant des tombes françaises, en particulier à Verdun. Ainsi, l’anniversaire des combats passés, et définitivement passés, sera-t-il suivi peu après de cérémonies qui marqueront que nous sommes engagés sans retour dans l’avenir sur la base d’une amitié franco-allemande dont dépendront beaucoup d’autres choses. »
Le choix de Verdun est non seulement un choix personnel – le père d’Helmut Kohl ainsi que François Mitterrand y ont combattu, les médias insisteront sur ce fait – mais aussi un choix politique : il s’agit d’un lieu consacré à la Première guerre mondiale et non à la Seconde. La guerre de 1914-1918 se trouve ainsi être le pont pour la réconciliation de la Seconde guerre mondiale.
Dès cette annonce, côté français et allemand, les préparatifs commencent ; jusqu’au dernier moment, des ajustements auront lieu.
Que faut-il retenir de l’organisation ? D’abord le choix de l’absence de discours officiels puisque ni le Chancelier ni le Président ne prirent alors la parole. Ce silence voulu créait une sorte de parenthèse par rapport à l’action politique classique – où l’on s’attend à entendre le leader prononcer un discours – et renforçait d’autant le poids des gestes : les deux hommes ne s’expriment pas, ils s’inclinent devant les morts, leur présence l’un à côté de l’autre incarnant à elle seule la réconciliation. Du reste, même si l’initiative et l’organisation de la cérémonie sont largement françaises, il s’agit bien d’une « cérémonie franco-allemande d’amitié », célébrée « conjointement » par le Président français et le Chancelier allemand.
Seul un message fut communiqué à cette occasion. Il y est question de recueillement sur les tombes « des fils de l’Allemagne et de la France tombés pour leur pays », d’hommage rendu aux « morts des combats passés », aux morts « des deux guerres mondiales », les deux pays s’étant par la suite engagés sur « la voie de la paix », de la « raison », de « la coopération », de « l’amitié ». Tirant « les leçons de l’histoire », la France et l’Allemagne ont choisi de « renoncer aux combats fratricides » et de travailler à une œuvre commune : « l’unification de l’Europe » déclaré « objectif commun ».
« À Verdun, ce 22 septembre 1984, le Président de la République Française et le Chancelier de la République Fédérale d’Allemagne sont venus se recueillir sur les tombes des fils de l’Allemagne et de la France tombés pour leur pays.
Leur hommage conjoint aux morts des combats passés, en un lieu qui marque l’histoire, affirme l’engagement sans retour des deux peuples sur la voie de la paix, de la raison et de la coopération dans l’amitié.
Nous rendons ensemble hommage aux millions de combattants français et allemands morts dans les batailles acharnées des deux guerres mondiales.
La guerre a laissé à nos peuples ruinés, peinés et deuils. La France et la République Fédérale d’Allemagne ont tiré la leçon de l’histoire. L’Europe est notre foyer de civilisation commun et nous sommes les héritiers d’une grande tradition européenne. C’est pourquoi, Français et Allemands, nous avons choisi il y a près de 40 ans de renoncer aux combats fratricides et de nous atteler à la construction en commun de l’avenir.
Nous nous sommes réconciliés. Nous nous sommes entendus. Nous sommes devenus des amis.
L’unification de l’Europe est notre objectif commun, auquel nous œuvrons dans l’esprit de la fraternité. »
Communiqué de Presse conjoint Franco-Allemand
La guerre, la mémoire, la réconciliation, l’Europe, tels sont les messages clés de cette journée. La cérémonie et le geste Mitterrand-Kohl s’inscrivent donc à la fois dans une perspective de mémoire mais aussi d’avenir avec cet appel à l’unité européenne.
L’image créée par le geste Mitterrand-Kohl en donne une illustration marquante : les deux bras matérialisant physiquement le pont établi entre les deux pays, la réconciliation au plus haut niveau politique des représentants des peuples, les mains jointes ayant dans toutes les cultures européennes un sens très fort, avec en contrepoint des deux hommes se tenant très droits, le catafalque franco-allemand posé devant eux.
Ceci n’est pas le fait du hasard. Malgré les aléas, réels, de dernière minute, la préparation a été minutieuse. Peu de caméras – un pool sélectionné –, pas de cohue, un protocole très strict, des déplacements très bien réglés qui mettent l’accent sur la proximité des deux hommes. Ils sont le plus souvent seuls (dans l’ossuaire, dans les cimetières, devant le catafalque), habillés de façon identique. Dans les cimetières, la télévision souligne par des plans larges la solitude des deux hommes parmi les morts. Puis on passe à des plans serrés dans l’ossuaire, ce qui donne un caractère d’intimité à leur déambulation, puis à des plans larges devant la place d’arme au moment du geste, laissant entrevoir l’ensemble du décor de la cérémonie (catafalque, drapeaux, soldats français et allemands, etc.). Enfin, ce gros plan serré sur les deux mains qui se tiennent et qui deviendra plus tard l’image forte de la cérémonie. L’image et le son diffusés à la télévision donnent par ailleurs une large part aux éléments binationaux : drapeaux, succession des hymnes des deux pays, présence conjointe des soldats français et allemands, autorités, jeunesse et anciens combattants des deux pays, etc. On notera à cet égard que le geste de François Mitterrand vers Helmut Kohl intervient dans le cimetière français, après l’hymne allemand et qu’il dure tout le long de la Marseillaise.
* * *
Immédiatement, ce geste Mitterrand-Kohl a pris une importance particulière dans l’imaginaire franco-allemand. Du fait du contexte spécifique des relations franco-allemandes, les critiques initiales ont laissé place à la force du symbole. Dans les mois qui suivent, la photo est interprétée comme ayant scellé la réconciliation. En d’autres termes, de Gaulle et Adenauer auraient ouvert le temps du rapprochement franco-allemand ; François Mitterrand et Helmut Kohl aurait par ce geste signifié que cette réconciliation était achevée : désormais on pouvait se tourner vers l’avenir commun. Un avenir européen.
Reste une question, toujours ouverte. Ce geste était-il préparé ? Ou fut-il spontané ? Et dans ce dernier cas, quand le devint-il ? Dès la préparation des commémorations, dans les échanges entre l’Élysée et la Chancellerie ou quelques instants avant, par exemple lorsque les deux hommes déambulaient dans l’ossuaire ? Un mois presque jour pour jour après cette commémoration, François Mitterrand donnait sa version des faits : « Ce fut un geste spontané. Je crois que j’ai fait signe au Chancelier Kohl, mais comme il a immédiatement tendu la main, je pense que cette idée a dû nous traverser l’esprit au même moment. »
François Mitterrand, en janvier 1988, revenant sur cet épisode, dira : « Si notre geste fut bien compris, n’était-ce pas le signe que les mentalités avaient commencé d’évoluer ? » et plus tard, en mars, « le geste que nous avons fait serait resté pâle et sans vie si ce n’était pas un geste qui avait été également accompli dans le cœur de beaucoup d’hommes. »
Une plaque commémorative, à Verdun, rappelle désormais l’événement à Douaumont.