La nouvelle me réjouit. Pour la seconde fois, depuis que je suis ambassadeur, je reçois en poste le Président de la République. La première fois, je venais d’être nommé à Koweit. Le Président revenant d’un voyage en Asie devait sur le chemin du retour, se poser dans la région du Golfe avant de rejoindre Paris. J’avais demandé au Quai d’Orsay qu’il s’arrête à Koweit, même brièvement pour qu’il puisse rencontrer l’Emir. Le Quai d’Orsay avait accepté ma suggestion. Arrivé en début d’après-midi, le Président est accueilli en grande pompe par l’Emir et écoute sous un soleil de plomb les hymnes nationaux joués par la musique de la garde émirale alors qu’un bataillon au complet rendait les honneurs. Puis l’Emir avec le Président, accompagné de son conseiller M. Védrine, s’engouffre dans une pièce climatisée de l’aéroport pour un entretien en tête à tête. Je restais avec le ministre des Affaires étrangères, M. Raymond dans un autre salon avec les collaborateurs de l’Emir pour un entretien à bâtons rompus. Au bout d’une heure, les deux chefs d’Etat ayant fini leur aparté, M. Mitterrand recevait la presse. Il développait, devant les journalistes, les termes du télégramme que j’avais envoyé au Quai d’Orsay avant la visite sans oublier aucun détail, ce qui pour moi était très agréable. Le Président se dirige ensuite en compagnie de l’Emir vers le Concorde. Au bas de l’échelle, le protocole est défaillant et c’est un peu la bousculade. Je dis au revoir à M. Raymond mais je n’arrive pas à la hauteur du Président qui entame sa montée sur la passerelle après avoir serré la main de l’Emir. Il gravit deux marches et se retourne brusquement en disant « je n’ai pas dit au revoir à l’Ambassadeur ». Il redescend les deux marches, vient vers moi , me serre la main puis il reprend sa montée vers la porte de l’avion. Ce comportement m’avait beaucoup touché.
Cette fois, le Président ne s’arrête pas pour deux heures de temps mais pour 24 heures. De retour du sommet francophone de l’Ile Maurice, il effectuera une visite officielle au Yémen.
Il doit arriver toujours en Concorde à 17h le 18 octobre 1993 et repartir le 19 en fin d’après-midi pour le Caire où il est attendu à dîner par le Président Moubarak. Il passera donc la nuit du 18 au 19 octobre au Palais des Hôtes. Quelques jours avant son arrivée, M. Daniel Jouanneau , chef du Protocole, vient me voir pour mettre sur pied le programme de la visite présidentielle. Je suis très heureux de recevoir Daniel car c’est un ami de longue date. Nous étions tous les deux conseillers à l’Ambassade de France au Caire pendant trois ans avec comme Ambassadeur le regretté Bruno De Leusse. Première difficulté assez inattendue pour accueillir le Concorde présidentiel. Le chef d’escale yéménite m’annonce qu’il ne dispose pas d’une passerelle assez haute pour permettre aux passagers de descendre à terre. Il réfléchit : il me propose soit de souder deux échelles qui reçoivent les Boeing ou de demander une passerelle à l’Arabie Séoudite qui reçoit ce type d’avion. J’insiste pour qu’il trouve une solution dans les huit jours. Il me rassure et me dit qu’il arrivera à résoudre le problème. Avec Daniel, nous établissons un programme valable que nous allons soumettre au Président de la République yéménite. J’apprends avec une grande satisfaction qu’il a désigné, pour accompagner son hôte durant tout son séjour, Mohamed Said El Attar, son ministre de l’Economie, originaire de Djibouti et qui avait fait toutes ses études en France. C’est un parfait francophone et qui plus est un grand admirateur du Président Mitterrand qui incarne, selon ses propres propos « un socialisme à la française » auquel il avait adhéré quand il était étudiant. Ce choix est pour nous excellent.
Le Président de la République nous reçoit à notre demande. Daniel lui propose le programme suivant : accueil officiel à l’aéroport par le Président yéménite, présentation de la garde nationale et des principaux membres de la colonie française ; traversée de la ville jusqu’au palais des Hôtes où il sera logé, dîner officiel en présence des personnalités yéménites et de la délégation française, visite le lendemain à pied de la vieille ville avec un arrêt sur une terrasse dominant les toits de la ville ; puis visite de la Maison des manuscrits ; visite en début d’après-midi d’un village pittoresque Thula par exemple, enfin accueil à la Résidence de l’Ambassadeur en fin d’après-midi de la colonie française et départ pour le Caire. M. Ali Abdallah Saleh se montre d’accord avec le programme et ne fait aucune objection mais il nous dit « vous avez oublié quelque chose d’essentiel : une conférence de presse devant les journalistes locaux et étrangers français et anglo-saxons ».
Jouanneau me regarde et me dit « réponds au Président ». Je m’adresse à lui en ces termes « pour donner plus d’éclat à cette visite, je comprends que vous désiriez une conférence de presse commune devant tous les journalistes qui ont fait le déplacement, mais comme vous venez de le voir, vous constatez que le temps est limité et qu’un entretien en tête à tête a été prévu. » « L’un n’empêche pas l’autre » répond le Président et « je veux une conférence de presse, j’y tiens. J’ai donné des ordres pour qu’on prépare la salle, que deux cabines de traduction pour l’anglais et le français soient installées et des écouteurs pour le public. En ce qui concerne les horaires, nous avons largement le temps : 9h visite de la ville, 10h le musée, 11h conférence de presse, 12h entretiens privés, 13h déjeuner, 14h départ pour Thula, 16h départ de Thula, 18h colonie française, 19h départ pour le Caire. Qu’en dites-vous ? » Jouanneau me regarde méchamment et dit « comme vous voulez M. le Président ».
Nous sortons du bureau. Daniel me dit « je ne comprends pas pourquoi tu ne voulais pas cette conférence de presse ». « Tout simplement parce que je me méfie des journalistes étrangers qui peuvent humilier le Président Saleh. Il fera face au Président Mitterrand qui est habitué à ce genre d’exercice et qui ne manquera pas de se livrer dans une improvisation géniale avec des références culturelles, sociales, politiques très supérieures aux arguments du Président yéménite. Je crains alors que des journalistes, mal intentionnés et qui n’aiment pas le chef d’Etat yéménite qu’ils considèrent comme un tyran, ne l’enfoncent. Je pense en particulier à Péroncel-Hugoz qui couvre le Monde. C’est un très grand journaliste et qui a toujours été avec moi très fidèle et que j’apprécie beaucoup mais il a des idées bien arrêtées. Il déteste Ali Abdallah Saleh et prétend que le régime de l’Imamat n’était pas rétrograde et qu’il était valable pour le Yémen. » « Ce n’est pas croyable » me dit Jouanneau. « Comment peut-on penser des choses pareilles ? Du temps de l’Imamat , les portes de la ville étaient fermées à 6h du soir et les radios interdites dans les maisons ! Je comprends ton appréhension mais de toute façon c’est trop tard. Cette conférence de presse nous a été imposée, on verra bien, croisons les doigts. »
Pour nous faciliter la tâche qui consiste à choisir un lieu touristique dans la campagne yéménite pour la visite de l’après-midi, le Président met à notre disposition un hélicoptère. Je pense à deux lieux emblématiques. Je propose tout d’abord les paysages en terrasses du fief des Bani Matar et les Hay Massayn. Adossés au sommet de la Péninsule arabe, les territoires des tribus Bani Matar ont été occupés par l’homme depuis les origines de la civilisation sud-arabique entre 500 et 1000 avant notre ère. S’étageant de 1600 à 3000 mètres d’altitude, ces terrasses surplombées sur chaque promontoire d’un village forteresse, incarnent à elles seules la persévérance et l’opiniâtreté de ces yéménites, peuples de paysans – guerriers que la rudesse de leur environnement géographique, condamnent de génération en génération à un impitoyable rocher de Sisyphe. Les montagnes au milieu desquelles se trouvent ces villages appartiennent à la chaîne qui longe la Mer Rouge du Hedjaz en Arabie Séoudite au sud de Taez au dessus du détroit de Bab El Mandeb. Ces terrasses sont arrosées par des queues de mousson qui montent de l’Océan Indien en mars/avril et juillet/août. Grâce à une géologie tourmentée, marquée par le volcanisme, ces terrasses sont particulièrement fertiles. On y cultive le blé, l’orge, différentes céréales, du sorgho. Enfin au- dessus de 2000 mètres, le célèbre café du Yémen depuis cinq siècles. Ce paysage de montagne avec des villages perchés sur des pitons rocheux, entourés de terrasses construites avec des pierres pour faciliter l’écoulement des eaux de pluie tout en retenant la terre, ne laissera pas insensible le Président Mitterrand qui se rappellera la Roche de Solutré cent fois multipliée. Mais un inconvénient : de l’espace très étroit où l’hélicoptère pourra se poser, il n’est pas question pour la délégation française de rejoindre les villages alentour tant la pente est rude et dangereuse. Nous décidons d’un commun accord avec Daniel de nous rendre à Thula, près de Sanaa à vingt minutes de vol où nous serons accueillis par une population yéménite sympathique que je connais bien pour l’avoir visitée à de nombreuses reprises. Je prends l’engagement de servir de guide au Président qui , j’en suis sûr, sera enchanté tant le lieu est emblématique et révélateur de la réalité campagnarde de cette petite ville de 2000 habitants.
18 octobre, 17h.
Le Concorde se pose en bout de piste et vient s’aligner à la hauteur du tapis rouge. Le Président de la République yéménite se place avec sur un rang les principales autorités du gouvernement en bas de la passerelle qui me paraît satisfaisante. Le chef d’escale a tenu parole. Avec le chef du protocole, je grimpe pour accueillir le Président Mitterrand dans l’avion. Je suis surpris en arrivant à la coupée de la hauteur du plafond de la carlingue. Il me paraît très bas. Le Président est debout dans l’allée. Nous le saluons. Il me dit alors « bon , on y va ». Il passe le premier et descend allègrement les marches de la passerelle. Je le suis avec son aide de camp en tenue blanche et M. Alain Juppé que j’arrive à saluer. Au bas de la passerelle les deux présidents se saluent. Poignées de mains chaleureuses, paroles de bienvenue du Président yéménite qui présente les différentes personnalités de son gouvernement, revue du bataillon de la garde républicaine. Le Président Saleh s’en va et c’est à mon tour de présenter la colonie française soit une trentaine de personnes alignées sur un rang. J’essaie de ne pas oublier les noms des Français quand je les présente au Président. Quand j’arrive devant son frère Robert qui est accompagné de sa femme, je me tais. Le Président est surpris. Il lui serre la main et lui dit « qu’est-ce que tu fais là ? ». Son frère répond « ma femme et moi-même avions décidé de visiter le Yémen, ce que nous venons de faire pendant une semaine. Au moment où nous devions rentrer à Paris, nous avons appris que tu venais. Du coup nous avons prolongé notre séjour. » « Bon, je voudrais te voir tout de suite ». Il continue à serrer les mains de tous les Français mais sans faire de discours. Il salue de manière affable mais sans un mot et s’engouffre dans sa voiture, encadrée par les motards chargés de l’escorte. Avec ma voiture, je suis le convoi. Tout au long de la route, alors que le soleil est déjà couché, une foule sympathique se presse et applaudit au passage du Président.
J’arrive au palais des Hôtes pour m’assurer que tout va bien. Le Président Mitterrand a rejoint sa chambre me dit-on. Alors que je m’apprête à partir, je vois un garde du corps dévaler les marches qui mènent à l’appartement du Président et très excité me dit « le Président veut vous voir tout de suite ». Je le rejoins un peu interloqué et quelque peu anxieux. Le Président se trouve sur le péristyle pas très loin de sa chambre. Il m’aborde en ces termes.
– M. l’Ambassadeur, qu’est-il prévu pour demain au déjeuner ?
– Grâce à la présence de vos cuisiniers, j’ai organisé un repas à la Résidence avec toute votre délégation.
– Ah non ! Encore le menu de l’Elysée alors que je me trouve au royaume de la Reine de Saba. Mon frère m’a indiqué que vous l’avez amené dans une gargote sympathique qui fait griller de magnifiques poissons sur les parois d’un four à la verticale. C’est très beau et également très bon. Ce sont des poissons qui arrivent à Sanaa de Hodeida sur la Mer Rouge. Il en garde un souvenir extraordinaire tant pour l’ambiance que pour la qualité de la nourriture. Ne pouvez-vous pas organiser un déjeuner dans cet endroit fabuleux ?
Dans son dos, sans qu’il s’en aperçoive, un des deux médecins qui l’accompagnent me fait un signe de dénégation avec ses bras de manière insistante. Je réponds au Président : « Mon ami yéménite, le restaurateur sera très heureux et très honoré de vous recevoir. Mais je crains qu’il ne parvienne pas à organiser ce repas d’ici demain midi, car les poissons n’ arrivent de Hodeida qu’en début d’après-midi. Or le repas devrait se faire à midi étant donné le programme très chargé qui vous est proposé l’après-midi, votre départ pour le Caire étant programmé à partir de 18h. »
Le Président répond visiblement agacé. Son regard devient très dur, ses yeux sont presque fermés, ses mâchoires s’agitent. « Si j’ai bien compris, vous ne voulez pas que j’aille déjeuner chez ce sympathique poissonnier. Je le regrette, mais je maintiens ma demande. Il paraît que vous êtes compétent et efficace. Montrez-le ! »
Là-dessus il tourne les talons et rejoins sa chambre sans un mot. Je suis sidéré mais je me rends au dîner officiel . Je me trouve assis à côté de Jean Vidal conseiller diplomatique à la Président de la République qui, très aimable, me trouve préoccupé. Je lui dis qu’effectivement je le suis et lui raconte mon entrevue avec le Président qui a été très brutale. Il comprend mon inquiétude et me souhaite bonne chance. L’ambiance du repas est excellente qu’il s’agisse des partis d’opposition ou de la coalition. A l’exception de M. Ali Salem El Bid , le Vice-président, tous les membres du conseil présidentiel sont présents ainsi que le premier ministre socialiste, M. Haidar Abou Baker El Attas. Pour M. Abdul Magid El Zeidani, chef des Frères musulmans et secrétaire du parti Islah,
il s’agissait de sa première apparition en public depuis sa récente élection au conseil présidentiel. Voulant se montrer aimable à l’égard des Français, il offre au Président de la République un livre conçu avec un docteur canadien démontrant que le Coran dans ses versets était en totale conformité avec les découvertes médicales les plus sophistiquées de ces dernières années. Les Yéménites autour de la table se montrent aimables avec la délégation française. La nourriture est très convenable mais elle est de composition non pas locale mais internationale sans grande originalité. Dans un style concis, de grande simplicité mais aussi d’une grande élévation, le Président Mitterrand lit le texte que lui a préparé Jean Vidal et réussit à tout exprimer : la formation de ce pays de légende, sa place, sa politique, son originalité, l’amitié de la France à son égard, le maintien de notre aide et de notre soutien à sa démarche démocratique.
A la fin du dîner, je rejoins ma voiture et je vois, une fois de plus, un garde du corps dévaler les escaliers qui mènent à la chambre du Président et qui, essoufflé, me dit « le Président veut vous voir tout de suite ». Bien entendu je suis très inquiet puisqu’il m’appelle deux fois en peu de temps. Avant même qu’il ne parle, je constate que son regard a changé. Il est devenu plus humble, plus doux.
– M. l’Ambassadeur, c’est fichu pour demain, je veux dire le déjeuner chez le poissonnier. Le Président Saleh m’a invité pour un déjeuner intime chez lui. Qu’auriez-vous fait à ma place ?
– Bien évidemment j’aurais accepté. Chez les Arabes, on ne peut refuser ce que vous propose votre hôte. C’est une règle. Le dicton précise « l’invité est dans les mains de l’invitant ». Refuser ce qu’a décidé votre hôte c’est commettre une grave impolitesse.
– Ah bon ! donc je ne pouvais pas faire autrement que d’accepter ?
– Sans aucun doute !
– D’autant plus qu’il m’a dit que ce serait un repas typiquement yéménite fait par sa femme !
– M. le Président vous pouvez être sûr qu’aucun chef d’Etat arabe n’aurait fait allusion à sa femme dans les mêmes circonstances. Sans doute a-t-il senti votre réticence et a eu recours à cette référence.
Il est évident que vous ne pouviez pas refuser après une telle déclaration dont le caractère intime ne vous échappe pas !
– Donc j’ai bien fait d’accepter !
– Un refus de votre part aurait très probablement gâché durablement la bonne entente actuelle.
– Ah je suis soulagé ! vous me rassurez.
Je lui souhaite bonne nuit et regagne mon véhicule avec un poids en moins sur le cœur.
* * *
19 octobre 1993 – 9h
Rentrer à pied dans le souk par la porte emblématique appelée « Bab El Yémen » ne peut manquer d’impressionner les membres de la délégation française avec à sa tête le Président de la République, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé et son épouse. Une foule très dense manifeste son enthousiasme en applaudissant. Arrivée au milieu de la rue centrale du marché avec ses boutique pittoresques et colorées, la délégation escalade quelques marches pour se retrouver sur la terrasse d’une maison et avoir une vue d’ensemble sur les toits de la vieille ville et les minarets des mosquées. Il est sans doute bienvenu de mentionner que la vieille ville de Sanaa a été sélectionnée par l’Unesco comme faisant partie du patrimoine mondial de l’humanité. Puis la délégation rejoint la rue principale pour arriver à la Maison des manuscrits. Malheureusement étant donné l’emploi du temps très chargé, il n’était pas possible de nous rendre auprès du musée national. Fort heureusement, mon conseiller culturel M. Sylvain Fourcassié avait pris une intéressante initiative avec son épouse Selma, mon attachée de presse, de faire transporter les pièces les plus fameuses du musée national au musée des manuscrits en particulier les statues de bronze, notamment celles de Madikarib que le gouvernement yéménite a fait reproduire sur un timbre, des inscriptions sur albâtre, des tables d’offrandes et des stèles funéraires.
Ces pièces exceptionnelles appartenaient à la civilisation dite sudarabique qui se développa au Yémen du VIIIème au Vème siècle avant Jésus-Christ. Cette culture naquit en bordure du désert à partir d’une irrigation méticuleuse et du commerce de l’encens qu’évoquent les nombreux brûle-parfums. Le principal centre de cette civilisation fut Mareb, capitale du légendaire royaume de la Reine de Saba. Le transport de ces pièces d’un musée à l’autre avait été assuré par des soldats que Sylvain Fourcassié avaient récompensés comme il se doit en leur offrant leurs provisions de qat pour la nuit. Le Président de La République semble prendre un vif intérêt à ce que lui raconte la directrice autrichienne du musée, une femme d’une trentaine d’années, très belle et à laquelle – regard de miel – il ne semble pas insensible.
Nous voilà arrivés à la salle pour la conférence de presse commune des deux Présidents. Deux cabines de traduction en français et en anglais ont été montées ; deux haut-parleurs placés sur l’estrade pour les deux Présidents, des écouteurs sur les sièges pour l’assistance et les journalistes. L’organisation est parfaite. Le Président Mitterrand prend la parole : « les relations d’amitié et de coopération entre la France et le Yémen sont anciennes. Ma visite de premier chef d’Etat français dans ce pays marque bien notre volonté de les renforcer et je me félicite de l’excellente coopération qui existe au plan bilatéral. Le Président rend alors hommage au renforcement des institutions qui a eu lieu à la suite d’élections libres, de l’apparition du multipartisme , de l’existence d’un Parlement élu. Fondée sur la volonté populaire et sur l’unité retrouvée, la démocratisation permettra au Yémen de jouer un rôle important dans cette région du monde. En effet, la stabilité du Yémen est un gage de paix et de prospérité pour toute la Péninsule arabique et la Corne de l’Afrique. « Pour ma part, je ne peux que me réjouir de tout ce qui contribue à faire évoluer positivement les relations des différents Etats de la région. Il est certain que l’évolution du Yémen est marquée par de grands progrès que certains pays qui ont des systèmes politiques moins évolués, redoutent. Ce qui s’est passé dans ce pays depuis trois ans, ce qui continue à se faire me semble aller dans le bon sens et je tiens à saluer le courage et la maturité politique dont fait preuve le peuple yéménite et son Président. Sur le plan bilatéral, les deux pays entretiennent des liens réels et utiles. Une politique d’amitié se poursuit et ne demande qu’à se renforcer. Sur la guerre du Golfe, il est vrai que le Yémen a tenu des positions proches de celles de la France ».
Le Président s’étend sur les efforts de la France pour parvenir à un règlement politique et sur les initiatives qui n’avaient pas été payées de retour. Sur l’accord israélo-palestinien la France se félicite comme le Yémen de cet accord. Le Président rappelle la position de la France tant à l’égard d’Israël en évoquant son discours à la Knesseth en 1982 qu’à l’égard de l’OLP et de Yasser Arafat qu’elle avait sauvé par trois fois, notamment à Beyrouth quand la flotte française avait récupéré le leader palestinien et ses troupes pour la Tunisie. En ce qui concernait le Soudan, la situation ne se passait pas comme la France le désirait. Le système mis en place par les Nations Unies à Mogadiscio a mal fonctionné. La France pense que ce serait une mauvaise direction à prendre que de s’enfoncer dans ce conflit.
C’est au tour du Président Saleh de prendre la parole. Alors que j’étais anxieux sur la performance du Président yéménite, je suis agréablement surpris. Il évite complètement de se référer au régime de l’Imamat, à son côté moyenâgeux et rétrograde qui avait fait prendre du retard à l’évolution du Yémen vers la modernité. Il n’y fait aucune allusion ce qui est très apprécié par les religieux qui assistent à la conférence. Après avoir émis l’espoir que cette visite renforcera de manière significative les relations bilatérales, il se livre à une analyse générale et exhaustive de la situation politique du pays sans aucune forfanterie et en toute humilité. Il rappelle que la République du Yémen même avant l’unification, a toujours été un seul et même pays. Certes les régions du Nord et du Sud étaient différentes mais il s’est toujours agi d’un seul peuple, d’une même religion, d’une même langue. L’introduction était adroite. Il a aussitôt ajouté que dans ces conditions, il était naturel que les Yéménites qui avaient le sens des responsabilités, luttent pour l’unité, débouché normal pour la nation à l’issue de l’Imamat au Nord, du colonialisme anglais au Sud. Cette longue lutte a abouti, comme on le sait, le 22 mai 1990 après dix- huit ans de dialogue, à la réunification tant désirée. A suivi une période transitoire de près de trois années où le Yémen a été confronté, sur le plan interne à de graves difficultés menaçant l’application de l’unité. Ces difficultés ont été surmontées, le pluralisme politique adopté et les partis politiques se sont présentés aux élections législatives d’avril 1992. Mais en même temps, le Yémen a pu recueillir un million de ses citoyens résidant dans les Etats du Golfe ou en Arabie Séoudite et qui avaient été chassés à la suite de la crise du Golfe, ce qui a encore aggravé une situation économique préoccupante.
Cependant le Yémen est parvenu à surmonter tous ces obstacles. Il a procédé à certains amendements de la Constitution, à des réformes économiques, à la préservation des droits de l’Homme. Il n’y a aucun détenu politique et le pays dispose de 70 organes de presse. Tous les partis aujourd’hui sont d’accord pour changer la Constitution. Il évoque ensuite les problèmes frontaliers du Yémen. Avec le Sultanat d’Oman les deux pays étaient parvenus à un accord à l’amiable où il n’y avait « ni vainqueur ni vaincu ». Avec l’Arabie Séoudite, les experts continuent à se rencontrer. La prochaine réunion est prévue pour le 25 octobre. Il y a semble-t-il un désir réel de régler le litige frontalier chez les deux peuples mais deux provinces yéménites restent occupées depuis 1933, l’Azir et le Najran. Un accord de paix et de coopération avait été signé en 1936 pour vingt ans renouvelables. Les Séoudiens en dépit de l’accord, n’ont jamais voulu fixer les frontières définitives. Aussi les négociations actuelles sont-elles longues, difficiles et peut-être devons-nous recourir à la Cour Internationale de la Haye ou à un arbitrage. Les Séoudiens souhaiteraient en réalité des négociations entre les deux chefs d’Etats mais, ajoute le Président Saleh la décision du roi est souveraine. Au Yémen c’est différent puisqu’il existe des institutions, un peuple souverain et des dirigeants qui ont un mandat « pour gouverner et non pour posséder. »
En ce qui concerne la crise du Golfe, le Président reconnaît que la position du Yémen a été très proche de celle de la France. Sanaa avait apprécié l’initiative française, la dernière en date. Le Président Saleh s’exclame « nous avons toujours voulu rester neutres. Nous avons conseillé à l’Irak de se retirer du Koweit. Bref pour reprendre un dicton arabe, notre position était la suivante « ni chameau ni chamelle ». Pour ce qui est de l’accord de paix entre Israéliens et Palestiniens, le Yémen est favorable comme il soutient tous les efforts visant à instaurer une paix juste et équitable pour toutes les parties. Le Yémen demande à la France d’user de tout son poids pour aller dans ce sens. De même reconnaît le Président Saleh, la France et le Yémen ont des vues identiques sur l’Erythrée, la Somalie et le Sud Soudan. Les deux pays doivent déployer des efforts conjugués en faveur d’un règlement. Les réfugiés somaliens et soudanais au Yémen représentent un fardeau pour ce pays. Quant à la Bosnie-Herzégovine, le Yémen apprécie l’initiative du gouvernement Français et l’attitude courageuse du Président de la République au début de la guerre en atterrissant à Sarajevo.
La conférence de presse est terminée. Je me lève de mon banc et vais rejoindre le Président Mitterrand qui descend de l’estrade. Tout à coup je sens le petit doigt de la main droite qui est touché. Je me retourne : c’est le Président Saleh qui, descendu également de l’estrade, tente de rattraper son hôte. Il est arrivé à ma hauteur et me touche avec son petit doigt de la main gauche. Je suis interloqué. Il me dit « Ent – c’est-à-dire- toi, (enta de manière familière) tu es content de ton Président ? » Je lui réponds aussitôt. Je suis content des deux Présidents – j’emploie le duel de Raïs c’est-à-dire Raïssin -. Il me lâche le doigt et se met à rire. « Vraiment c’est impossible de prendre un diplomate au dépourvu. Toujours le dernier mot. » Il allonge le pas pour rejoindre son hôte. Les deux Présidents s’isolent pour un tête-à-tête avant de regagner le Palais présidentiel pour le déjeuner intime. Pendant ce temps, M. Juppé s’entretient, dans un salon à part, avec M. Mohammed Said El Attar, Vice-premier ministre et ministre de l’Industrie, les ministres des A.E. et du Pétrole. Toutes ces personnalités font le point de manière très détaillée des relations économiques entre les deux pays.
Déjeuner chez le Président Saleh. J’arrive en retard. Je suis placé pas très loin du Président Mitterrand et lui fais face. Je rencontre son regard. Il m’interpelle « dites donc c’est très bon ! » « M. Le Président je suis heureux que vous ne soyez pas déçu mais j’étais persuadé que vous seriez enchanté ! » « Pourquoi ? » « tout simplement parce que vous êtes dans un pays arabe qui possède une des meilleures cuisines ». « Expliquez-vous » « Il y a deux sortes de cuisine chez les Arabes, celle des sédentaires et celle des nomades. Au Yémen il s’agit d’une cuisine de sédentaires, c’est-à-dire dans des ustensiles en argile qui peuvent rester sur un feu de petites brindilles, de charbon de bois ou de bouses de vache séchées qui dégagent une bonne chaleur. Pas de plats savoureux sans l’ustensile adéquat. Ce sont les Marocains qui ont la cuisine la meilleure et la plus sophistiquée.. Comme vous l’avez certainement ressenti , la cuisine yéménite n’est pas très éloignée de la marocaine et elle est tout aussi savoureuse. Les Marocains ont inventé le tajine qui désigne à la fois le contenant et le contenu. C’est un plat rond en argile vernissé à la fois robuste et fragile et dont le couvercle pyramidal est creux et laisse échapper pendant toute la cuisson la fumée des mets. La composition des plats varie à l’infini. Vous pouvez déguster un tajine au pigeon, à la viande de boucherie, au gibier, à la volaille, au lapin.
Le cuisinier dispose autour de la viande des légumes divers, carottes, pois chiches, pommes de terre, poivrons, tomates, aubergines, quelques fruits abricots ou pruneaux. Ajoutez à cela des épices en abondance, de la coriandre, du poivre, de la menthe, du thym. La cuisson est lente et l’ouverture du plat laisse échapper les différentes senteurs qui se mêlent à la viande et lui donnent un goût très particulier. L’Algérie, dans la mesure où l’on mange chez les sédentaires, a des couscous inimitables, peut-être supérieurs aux marocains, qui offrent également un couscous mais sucré en fin de repas. Les Algériens accompagnent leur semoule d’une sauce aux légumes très agréable et d’une chorba, soupe que l’on déguste au moment de la rupture du jeûne du Ramadan et qui est en général remarquable. Elle est faite à base de menthe fraîche qui la rend très goûteuse. Les méchouis, moutons cuits sur une broche tournante, sont excellents dans la mesure où le cuisinier parvient à badigeonner l’animal de beurre fondu rendant la peau craquante et délicieuse au fur et à mesure que la bête sur sa broche s’approche des braises au sol. En Tunisie, excellente cuisine de sédentaires. Le couscous n’est pas à la viande mais au poisson, et le brick, œuf cassé entre deux couches de pâtes qui l’enveloppent, cuit dans un bain d’huile bouillante. C’est un mets délicat et très agréable.
Evoquons en passant la cuisine du nomade. Il est évident quand il parcourt avec ses troupeaux à la recherche de pâturage mille kilomètres par an, il ne peut emporter des ustensiles de cuisine délicats en argile comme le tajine. Le nomade fait sa cuisine dans des récipients en ferraille. La nourriture elle-même manque totalement de légumes et se compose d’orge, un couscous grossier accompagné de morceaux de viande séchée au soleil, boucanée pour reprendre l’expression. Le chameau, égorgé avec un petit canif étale sur le sol son long cou sans vie. Les hommes commencent par extraire la bosse, boule de graisse d’un blanc laiteux dont ils distribuent de tous petits morceaux aux enfants du campement qui en raffolent puis qu’ils ingurgitent avec bonheur. Les préparateurs placent la bosse dans une marmite pleine d’eau qu’ils font bouillir et dans une autre le foie qu’ils font cuire en même temps. Ils distribuent ensuite aux invités une tranche de foie dans la main droite et une tranche de la bosse dans la main gauche. Les nomades se régalent de ce hors- d’oeuvre que pour ma part j’ai toujours trouvé un peu fade. Je m’arrangeais toujours après deux ou trois bouchées de donner le reste à un berger qui rôde autour de la tente.
Après cette entrée, les morceaux de viande cuits dans la braise à même le sol sont distribués aux hôtes. La viande est en général bonne surtout si on a la chance de bénéficier d’un morceau du poitrail, la partie la plus goûteuse à consommer. Pendant tout mon exposé, le Président me fixe avec un regard d’une très grande acuité, très concentré. Il semblait boire mes paroles et je me sens un peu tendu. Il me dit à la fin : « c’est passionnant, très intéressant et très instructif. Vous m’avez fait découvrir les différentes cuisines de ces régions ».
Le Président Saleh n’a pas lésiné sur les moyens. Il a mis à notre disposition deux hélicoptères qui, en vingt minutes, amènent le Président et sa délégation à Thula, village de montagne très impressionnant par sa situation et par son histoire. Avant d’assister à l’accueil de la population sur la place centrale, j’avertis le Président, que j’accompagnerai tout au long du parcours, que Thula se trouve à 2700 mètres d’altitude. Je lui parle du mal des montagnes qui peut frapper n’importe qui, car le corps ne s’adapte pas toujours assez vite à la diminution de l’oxygène.
– M. le Président nous allons donc faire une petite marche sans trop nous presser.
– Ecoutez, je suis en pleine forme. Suivons donc l’itinéraire que vous avez prévu.
Sur la place centrale, mon ami le maire ainsi que les membres de son conseil qui me connaissent bien pour m’avoir souvent accueilli lors de mes déplacements dominicaux, ont préparé ce qu’on appelle ici « la danse des poignards ». Des jeunes gens dégainent leur « jambya », poignard courbe que chaque Yéménite porte à la ceinture et se livrent à une danse échevelée rythmée par des tambourins et des flûtes, en sautant et criant jusque sous le nez du Président qui, amusé, ne bronche pas. Puis ce spectacle de bienvenue terminé, nous entamons la marche à travers la ville. J’enchaîne aussitôt : Le village, M. le Président, vous vous en rendrez compte très vite, est considéré comme l’un des plus beaux du Yémen. Il est surmonté d’une citadelle datant du IIIe siècle et entouré depuis le XVe siècle d’un rempart de deux kilomètres de long , de six mètres de haut, de trois mètres de large possédant, comme vous le voyez, 26 tours de guet et 9 portes.
Avant d’aborder le centre de l’agglomération, nous partirons de la porte Sud et remonterons une ruelle sinueuse qui serpente le long des habitations, 600 maisons de même style, vieilles de plus de 500 ans, certaines ornées comme vous pouvez le voir de très belles frises à motifs géométriques qui donnent à l’ensemble une exceptionnelle unité rythmée par les nombreuses mosquées dont la plus ancienne remonte au XVIe siècle et devant laquelle nous allons passer. Ces maisons de grès sont un bel exemple de l’art de la stéréotomie, de la taille et de la coupe de pierres, architecture sans architecte, populaire et raffinée. La ville compte également des hammams, des citernes qui lui ont permis de subir de longs sièges ainsi que des mausolées de plusieurs imams datant du 17ème siècle. Elle est dotée d’un réseau d’égouts sous ses ruelles de pierres. Sur la place principale où la population nous a réservé un accueil folklorique et chaleureux – le Président sourit – vous avez pu voir un ancien palais appartenant à l’Imam Yahia qui a régné de 1905 à 1948. Le style de cette habitation est mixte de Thula et Sanaa. Voyez-vous la piste granitique qui domine la ville, appelée « le plateau des corbeaux », à l’aplomb du village. Cette forteresse qui ne disposait pas comme les agresseurs d’armes à feu tint tête avec l’Imam Muthara Charaffedine aux Turcs en balançant sur les têtes des assaillants des blocs de granit. Le Président semble enchanté par ces histoires et il rit. Il me dit « Voyez-vous, je ne suis pas essoufflé. Certes nous marchons de manière raisonnable et le mal de montagne n’a pas de prise sur moi. »
Nous arrivons à la ruelle du souk qui passe le long de la plus grande porte du village avec ses 110 minuscules échoppes qui ont conservé leurs portes en bois sculpté. J’avais été frappé lors de ma visite préparatoire par un ami qui avait dans sa main une canne assez exceptionnelle pour sa forme, sa finesse, sa solidité, sa beauté. Il s’agissait d’une branche d’olivier très fine mais très robuste avec une anse d’une courbe parfaite intégrée à la tige centrale et permettant au propriétaire de s’appuyer très confortablement sur l’ensemble de la canne. J’avais alors eu l’idée de demander à mon ami Yéménite de se trouver au milieu du parcours du marché, devant sa boutique au passage du Président et de lui offrir sa canne. Sera-t-il au rendez-vous ? Au fur et à mesure que nous avançons, je sens monter en moi l’angoisse. Elle disparaît aussitôt quand je reconnais mon ami devant sa boutique avec sa canne à la main.
Arrivés à sa hauteur, mon ami s’avance vers le Président, le salue et lui tend la canne. Le Président : « Oh quelle belle canne, assez extraordinaire pour sa légèreté, son style, sa résistance. C’est une branche d’olivier je suppose. Je n’ai pas besoin de canne, mais elle est très belle , très authentique et très amusante. » Pour montrer qu’il peut marcher sans canne, il effectue des moulinets et ne lâche plus la canne pendant le reste du parcours. Regard joyeux de ses yeux avec un voile d’émotion. Nous arrivons au bout de la route du souk. A notre gauche, une maison impressionnante tant par ses dimensions que par son architecture classique typiquement yéménite. Je précise : « il s’agit de la maison d’un particulier qui héberge de nombreux étudiants auxquels sont enseignées les sciences religieuses. Thula est une ville de science et ses ulémas sont célèbres dans tout le nord du Yémen. Vous remarquerez sur le haut du frontispice une croix de David. Ce qui veut dire que ce sont des maçons juifs qui ont bâti la maison du temps où le Yémen comptait une importante colonie juive. » Le Président toujours en faisant tournoyer sa canne s’adresse à un journaliste qui l’accompagne et qui est juif : « alors vous êtes content. C’est votre victoire ! ». J’ajoute pour lui faire plaisir « Sanaa compte une des premières mosquées construites du vivant du Prophète, ce qui est rare dans le monde arabe qui venait de se convertir. Cette mosquée située en plein centre de la ville que vous avez visitée ce matin affiche au sommet de son minaret une croix de David dans sa maçonnerie, car elle avait sans doute été bâtie par les juifs.
– Ah ! par exemple s’exclame le Président. C’est un témoignage unique dans le monde arabe.
– J’ajoute que M. Abdel Rahman Al Iryani, ministre des Affaires étrangères, m’avait indiqué que le départ des Juifs pour Israël avait été une vraie catastrophe. Les Juifs qui ont habité le Yémen pendant des siècles, représentaient un élément dynamique et apprécié pour leurs qualités. C’était des maçons accomplis, des artisans qui ont inventé des bijoux et des arts locaux. M. Al Iryani avait conclu : « leur départ a été une grande perte pour le pays ».
Le Président me demande « en reste-t-il encore ? »
– Très peu. Je connais une famille d’excellents bijoutiers d’une dizaine de personnes à Saada, la capitale du Yémen du Nord mais je crois que c’est la seule.
Nous avons fini de parcourir la rue principale du souk. Nous descendons vers la place centrale où nous attendent les véhicules qui doivent nous amener aux hélicoptères. Cette dernière marche est difficile, car il faut enjamber certaines rigoles d’eau courante. Le Président s’appuie sur cette canne qu’il ne semble plus vouloir quitter. Il dit « c’est fou comme elle est mince et en même temps très solide ». Arrivé devant la portière du véhicule après avoir salué les autorités et les villageois qui lui font fête, il se tourne vers moi et, regard humble et suppliant, me dit « puis-je garder la canne ? » « mais elle est à vous, mon ami a tenu à vous l’offrir ! » « Oh, je suis touché, remerciez-le beaucoup de ma part ! » Nous montons dans l’hélicoptère. J’installe le Président au hublot central et place le ministre Juppé, son épouse et la mienne sur les autres sièges. Je m’assois à côté de lui avec l’intention de lui expliquer le paysage. Mais je m’arrête aussitôt et m’impose le mutisme le plus total car je viens de rencontrer son regard, troublant par sa profondeur, son intensité derrière un voile d’une immense tristesse peut-être à l’idée qu’il n’aura plus jamais, de son vivant, l’occasion de contempler un tel paysage.
Dernière étape de cette journée ; La réception de la colonie française. Les docteurs ont décidé un repos dans une chambre de la résidence. J’avais prévu la chambre réservée aux hôtes de marque au premier étage. Pendant notre absence à Thula, les docteurs toujours très directifs, refusent cette chambre car il faut l’atteindre par des marches. Or ils ne veulent pas d’escaliers pour le Président. Ils décident donc de prendre la chambre du rez-de-chaussée qui est la mienne et celle de ma femme avec la salle de bains attenante. Jouanneau me prend à part. « Le Président se reposera dans ta chambre de 16h30 à 18h. Il sortira à ce moment-là et tu lui feras faire le tour de la résidence à l’extérieur. Il va te demander des éléments pour son discours devant la colonie française. Soit bref et précis. Dès que vous avez fait le tour de la villa par le jardin, vous entrez. J’ai vu que tu avais prévu la Marseillaise, c’est bien. Après son discours il va se mêler à la foule des Français, serrer les mains. Il s’en va aussitôt pour l’aéroport. Toi tu suis avec ta femme. Tout cela ne doit pas dépasser une heure donc de 18h à 19h. Il décolle pour le Caire à 19h30. »
Nous entamons avec le Président une petite marche autour de la résidence. Il est détendu, ravi de sa visite à Thula. Il apprécie l’architecture de la villa purement yéménite et du parc qui l’entoure que j’ai créé de toutes pièces avec arbres et plates-bandes. « Dites-moi ce que je dois raconter à la colonie française que nous allons recevoir dans quelques minutes ». J’enchaîne aussitôt : « La colonie française forte d’environ 500 âmes est assez disparate sur l’ensemble du pays. Elle est heureuse au Yémen. La population locale est bienveillante. La France est bien admise ici et je n’ai en trois ans aucune récrimination d’un côté comme de l’autre. Il est possible de se promener dans les villages les plus reculés en toute sécurité et la population est toujours accueillante. Aucun problème de sécurité ne se pose dans ce pays d’une grande beauté , au climat très agréable. La scolarité des enfants est assurée de manière très satisfaisante grâce à l’Ecole française soucieuse de francophonie et de laïcité. Cela dit, la communauté française est placée quelquefois dans des conditions difficiles. Il faut rendre hommage au courage, à l’abnégation, au sens du devoir des Français qui sont sur le terrain en dehors des villes notamment dans les zones de prospection pétrolière, qui vivent dans des conditions difficiles, qui travaillent dans le secteur privé. Il faut également saluer le travail remarquable de 70 fonctionnaires ou coopérants des services de l’Ambassade et de certains organismes de coopération, de centres de recherches et d’enseignement. La communauté française au Yémen se distingue par la qualité de sa présence : la première banque d’affaires est française Indosuez : 90 pour cent des lignes téléphoniques du pays ont été installées par Alcatel : Total est en passe de devenir le pourvoyeur des devises du pays : les chercheurs français rattachés au Centre français d’études yéménites, sont parmi les meilleurs spécialistes de ce pays dans différents domaines, l’archéologie, l’histoire et la sociologie. La réhabilitation de la culture du café est un projet français. Enfin MSF notamment pour ses missions courageuses en faveur des réfugiés somaliens est la plus connue des ONG humanitaires. Il faut rendre hommage également à la présence et au travail des sociétés françaises Indosuez, Total, Alcatel, Sofrecom, Spie Batignolles, Compagnie générale de Géophysique et Air France. »
« Voici M. Le Président le côté positif de ce court exposé. Reste la partie négative que vous pouvez évoquer très brièvement. Il se peut – c’est même probable – que le calme qui règne actuellement soit brusquement interrompu. Vous avez sans doute remarqué que le Vice-président de la République M. Salem El Bid, n’a pas voulu assister ni à votre visite ni à l’accueil que vous a réservé la population et le Président yéménites. C’est mauvais signe. Je pense que vous pourriez faire brièvement allusion à cette situation qui risque de dégénérer en une confrontation entre les deux armées du Sud et du Nord. Celle du Nord a un avantage, celle du terrain ; celle du Sud est acculée à la mer mais dispose d’un armement supérieur notamment de Scud, sorte de fusée russe de plusieurs tonnes qui peuvent tomber à l’aveugle. Sans entrer dans ces détails, vous pouvez dire qu’en cas de conflit entre le Nord et le Sud, la France organisera une évacuation aérienne pour les Français de Sanaa et maritime pour les Français résidant à Aden. Enfin certains ambassadeurs m’ont demandé s’ils pouvaient venir vous saluer pendant la réception. Je n’ai pas cru devoir répondre par la négative. Il s’agit du doyen du Corps diplomatique, l’ambassadeur d’Arabie Séoudite, des ambassadeurs turc, égyptien, tunisien, algérien, marocain et libanais. » « Vous avez bien fait. Cette initiative de leur part est sympathique. »
Nous entrons. Le Président salue un à un tous les ambassadeurs avec beaucoup d’attentions. Puis il se mêle aux Français. La Marseillaise est jouée. Heureusement non troublée par l’appel à la prière de la mosquée voisine qui sera lancée juste après le départ du Président à l’aéroport. Je suis admiratif. Le Président s’adresse aux Français sans rien oublier des indications que je venais de lui donner quelques minutes auparavant. Sur un ton bienveillant, débonnaire, il n’oublie aucun détail ni les noms des différentes sociétés. Après son allocution très applaudie, il se mêle à la foule des Français, s’entretient avec eux pendant quelques minutes. Les Français sont ravis d’autant plus que du champagne amené par les cuisiniers de la délégation leur est servi. Jouanneau me rejoint et me demande de saluer avec mon épouse le Président à l’aéroport. Au pied de l’avion, arrive le Président. Il s’adresse à ma femme –regard de miel – « Madame, comme vous devez être heureuse de me voir partir après une journée aussi fatigante. » Ma femme répond spontanément « Mais non, M. Le Président, ne croyez pas cela. Votre visite a été pour nous une grande joie et un grand honneur ». « En tout cas merci pour l’accueil que vous m’avez réservé dans ce magnifique pays du Yémen ».
Il nous serre la main, grimpe les marches de la passerelle et s’engouffre dans l’avion qui se place aussitôt sur la piste pour le décollage à l’heure prévue.
* * *
L’ambiance générale de la visite a été bonne, chaleureuse, souvent excellente. L’accueil réservé au premier Président de la République Française à fouler le sol yéménite dans l’histoire du pays a été à la hauteur de l’événement. Pour les Yéménites, cette visite est une consécration, une réussite. La présence d’un chef d’Etat prestigieux à l’origine de la démocratie et des droits de l’Homme, membre permanent du Conseil de Sécurité, apporte au Yémen la caution morale dont il a besoin, un encouragement à sa démarche démocratique isolée dans un environnement régional exclusivement monarchique, une contribution au renforcement des institutions d’une démocratie encore jeune et fragile. La France a été heureuse d’avoir l’occasion de renouer un dialogue politique avec un Etat attaché comme elle au rétablissement de la stabilité en Mer Rouge et dans la Péninsule Arabique. Elle qualifie « d’exemplaire » l’accord de délimitation des frontières entre le Yémen et l’Oman. Elle a toujours entretenu des liens d’amitié avec le Yémen du Nord comme du Sud. Elle a marqué un intérêt encore plus constant pour ce pays lors de sa réunification en mai 1990, saluée par le Président Mitterrand comme « un choix historique ».
Le peuple de la rue à la surprise générale, avait tenu à se placer sur les bords de la route et de la place centrale pour applaudir le convoi présidentiel. Il en était de même le lendemain lors de la visite à pied de la Vieille ville où une foule rangée sur les côtés du parcours lançait sur le cortège officiel des pétales de jasmin et de roses séchées. A Thula, l’accueil réservé par les élus locaux , les notables des localités voisines, a été particulièrement bon enfant. Des jeunes gens du village ont improvisé une « danse des poignards » accompagnée par un orchestre campagnard à l’arrivée comme au départ de la délégation. La promenade dans cette localité aux maisons de pierres et aux rues pittoresque s’est faite sans bousculade et dans une atmosphère cordiale.
Il est à relever que dans ce pays connu pour la réserve de ses habitants, toutes ces manifestations se sont déroulées sans une incitation particulière des pouvoirs publics. Intervenant en période de crise politique puisque là « bouderie du second personnage de l’Etat, M. Al Bid, » se transformera six mois plus tard en une guerre meurtrière de deux mois entre les armées du Nord et du Sud avec la chute de 21 Scud sur Sanaa et Taëz, 5000 morts et 6000 blessés. Il était à se demander si la visite présidentielle n’allait pas s’en trouver perturbée. Il était à redouter une gêne parmi les dirigeants, une retenue dans leurs propos au cours des conversations officielles, des absences dans les différentes manifestations, des retards dans le déroulement du programme. Il n’en a rien été.